Le numérique, est-il un support ?

Bruno Bachimont, Ecritures numériques et éditorialisation, Fabien Gandon, Jean-Marc Larrue, Matteo Treleani, Jay David Bolter, Richard Grusin, Numérique, séminaire, support

Notes prises pendant la séance du séminaire "Écritures numériques et éditorialisation" du 28 novembre 2013.

Nous sommes à la séance d'ouverture de la cinquième édition du séminaire sur l'éditorialisation. Le séminaire a été créé en 2008 et nous avons fait une longue route ensemble...

Cette année, nous voudrions essayer de mieux poser les résultats des conversations que nous avons eues ces cinq dernières années. Nous avons décidé d'essayer d'être plus systématiques, de poser des questions directes, en ordre. Et la première question qui se pose, à notre avis, est celle du support.

Trois questions de fond :

1. Doit-on considérer le numérique comme un support, et en prenant l'hypothèse qu’il constitue un support, est-il dans une continuité ou dans une discontinuité par rapport à d’autres types de supports ?

2. Peut-on parler de changement de paradigme, de rupture épistémologique, et, si oui, où et comment l’observez-vous dans vos pratiques et/ou vos terrains d’étude ?

3. Si l’on considère que les supports déterminent nos usages de lecture et d’écriture, quel serait l’impact du numérique sur notre rapport à la connaissance ?

De mon côté, je ne suis pas tout à fait sûr qu'on puisse considérer le numérique comme un support... à moins d'interpréter le mot de façon très large. Je vais discuter de cela avec Bruno Bachimont à la Gaité Lyrique le 13 décembre - bientôt un post sur cette thématique pour mieux expliquer mon point de vue.

Pour le moment, j'écoute les points de vues de nos trois intervenants d'aujourd'hui : Matteo Treleani - dont nous allons très bientôt publier un livre dans la collection Parcours numériques que je dirige avec Michael Sinatra aux PUM - Jean-Marc Larrue, collègue du Département des littératures de langue française, et Fabien Gandon. Plus d'informations sur cette séance et sur les intervenants peuvent être trouvées sur le site du séminaire.

Les réponses de Matteo Treleani aux trois questions :

1. On peut voir le numérique comme un support, comme l'a fait Bachimont en parlant de raison "computationnelle" par exemple. Cela dit, de mon point de vue, la discontinuité par rapport aux supports médiatiques traditionnels est très importante. Le numérique est un langage qui codifie informatiquement les contenus et cela implique la possibilité de les visualiser et manipuler à partir d'une multiplicité de "supports" (il suffit que ces supports disposent d'une machine capable de maîtriser le code). Mais, il vaut mieux ici parler de "dispositifs" divers que de supports, avec les implications "politiques" du terme. Le numérique implique donc surtout une séparation entre supports et contenus qui étaient auparavant strictement liés (presse papier, télévision, film, etc.). Surtout, je ne crois pas que l'invention technologique soit le seul élément à analyser. Il y a toute une série de pratiques culturelles qui ne sont pas forcément déterminée par la technique mais qui cohabitent avec elle, et qui sont souvent en continuité avec l'évolution des médias pré-numériques. Ce que nous appelons numérique, de mon point de vue, est surtout un phénomène "culturel" (dans des termes sémiotiques) ou en général un phénomène économique, social, politique, qu'il faut analyser en tant que tel.

2. Dans le cadre des pratiques d'archivage et de conservation, la numérisation est un bouleversement et un problème. Le problème est non seulement matériel (le support des fichiers numériques est difficile à conserver) mais justement culturel : la numérisation étant vue comme un phénomène exclusivement technique, on oublie souvent les finalités humaines de l'archivage. L'éditorialisation des archives, par exemple, est considérée comme un complément et non une partie essentielle de la publication des documents : on confond par conséquent accessibilité et intelligibilité, et ainsi de suite.

De ce point de vue, je trouve intéressant aujourd'hui, après avoir constaté les implications du numérique dans les pratiques, aller analyser les discours sur le numérique. La plupart de ces discours se présentent sous la forme d'un déterminisme technologique. Que le numérique soit perçu comme bon ou mauvais, peu importe, la perspective épistémologique est la même : celle de voir la technique comme extérieure à la société et non comme une partie de la société. Tout cela mérite, de mon point de vue, un renouvellement d'une approche "critique" des médias.

3. Du point de vue du visionnage de l'audiovisuel, par exemple, le rôle du spectateur subit un changement important. Internet, par exemple, met en place une pratique plutôt qu'une présence, le paradigme de la passivité laisse la place à celui de l'interaction physique. Notre façon de comprendre le document audiovisuel est sujette au nouveau "support". Le problème de la vidéo en ligne et de l'audiovisuel interactif est un sujet que je souhaiterais développer au séminaire. Ca permet de voir comment le "support numérique" se décline dans des dispositifs divers (parce qu'une lecture sur tablette et une lecture sur ordinateur ne sont pas la même chose). Cela dit, plutôt qu'une rupture, il s'agit selon moi d'une évolution en partie en continuité. Internet actualise et fait évoluer des éléments qui étaient déjà présent, par exemple, à la télévision. Des différences se donnent clairement à voir entre différents dispositifs "tous numériques".

Une autre question se pose à ce point : Internet est-il un support ?

Notes prises pendant la séance :

Deux figures : le spectre et l'automate.

Le spectre est celui qui voit sans être vu.
L'automate peut faire des choses mais tout est programmé à l'avance.

Ces deux figures peuvent être utilisées pour comprendre le changement de paradigme pour la vision du matériel audiovisuel à l'époque du numérique - vision au cinéma et en ligne.

On part de la notion de dispositif. Utiliser cette notion nous permet d'aller au delà de ce qu'on appelle support.

Le dispositif du cinéma, que cela soit en salle ou en plein air, c'est le même. Le dispositif est un ensemble de relations qui met en place un rapport de pouvoir. Il s'agit d'un ensemble d'éléments qui constitue une prise sur le sujet. Le dispositif nous donne un rôle particulier, que l'on peut accepter ou pas - enter ou pas dans le cinéma - mais que nous sommes obligés d'accepter une fois que nous entrons dans la salle.
Le dispositif nous produit en tant que sujets.

Le dispositif cinématographique nous met dans un état de passivité. Il nous demande de nous mettre entre parenthèses. Cette condition du spectateur fait dire à Cavel qu'il faut utiliser le mythe de Gyges pour comprendre le cinéma. Gyges voit sans être vu et dans ce sens il n'est pas responsable dans ce sens le spectateur peut être considéré comme un spectre.
Le spectateur cinématographique se trouve entre les deux mondes : le monde de la salle et celui du film et il n'agit ni dans l'un ni dans l'autre.

Dans l'audiovisuel en ligne il y a un changement. Galloway parle de la valeur éthique de l'ordinateur. Devant l'ordinateur nous ne sommes pas passifs, mais actifs. Nous ne sommes plus spectateur mais usagers. Si nous ne sommes plus de spectres : qu'elle est notre place? Dans le webdoc par exemple on essaie d'impliquer l'usager. On essaie d'augmenter l'interactivité pour ne pas perdre l'usager qui accorde moins d'attention au contenus car il est submergé par d'autres contenus. On est plutôt des automates. La manipulation passé par la programmation. La programmation met en place l'ensemble des possibilités d'actions. Le dispositif nous produit en tant que automates. L'interactivité est donc un assujettissement. L'interactivité est établie à l'avance par la programmation.

Nous devenons donc des machines à sous car nos actions mises en places par les programmateurs nous produisent en tant que sujets automates.

Mais si nous suivons Ferraris, le fait d'être automates ne veut pas dire ne pas avoir d'âme. Comme le montre Blade runner, en tant qu'automates nous pouvons avoir une âme.
Le spectre sait qu'il ne fait pas partie du monde et qu'il n'agit pas, tandis que l'automate croit être libre

Les réponses de Jean-Marc Larrue aux trois questions :

Notes prises pendant la séance :

1.  J'aborderais cette question sous l'angle de ce qu'on appelle parfois la sociomédialité et qui repose sur l'idée que les médias – et les éléments qui en constituent le dispositif (dont fait partie le numérique) - émergent de milieux (sociaux, humains) qu'ils transforment. Il y a sûrement continuité mais le caractère invasif, la souplesse et la puissance du numérique bouleversent bien des choses, en particulier par sa remarquable qualité transmédiale.

La réponse est paradoxale. Le numérique n'est pas un support mais qu'est-ce donc? Il faut insister sur la matérialité de toute situation de médiation. Il est nécessaire de garder à l'esprit cette présence, car elle impose des contraintes et elle affecte les comportements des usagers.

Une équipe américaine à établi une liste des termes clés problématiques. Le terme matérialité en est un. Quels sont les problèmes liées au concept de matérialité? C'est que nous insistons sur la matérialité du support, mais cela suppose une nouvelle définition de la matérialité, un élargissement conceptuel. On ne veut pas limiter le support à quelque chose de concret, physique. Sinon le support sera juste un disque dur ou un écran. Un support est un élément du dispositif de médiation.

Le support ne peut pas être isolé des séries culturelles. La matérialité du support est inséré dans une série culturelle - sociomédialité.

2.  Je partirais là aussi d'un point de vue sociomédial. Sans défendre l'idée d'un quelconque déterminisme, il est clair que l'application de la pensée numérique au champ technologique correspond à une évolution dont on trouve un premier modèle avec le développement des technologies grâce à l'électricité à la fin du 19e siècle – qui a produit les grands médias électriques. La «révolution» numérique est d'une autre ampleur, mais j'hésiterais à dire qu'il y a rupture épistémologique ou bouleversement paradigmatique. Dans le domaine du théâtre, qu'on considère comme un «hypermédia», les technologies numériques accentuent et accélèrent ce qu'on appelle, sans doute à tort, les phénomènes d'hybridation interartiale et intermédiale.

Le numérique est en continuité avec ce qui l précède, mais cette continuité n'est pas lisse.
Il y a continuité : il y a du vieux dans toute nouvelle technologie.
Mais en même temps il y a un changement profond.

Premier signe de cette rupture est la fin de l'objet. Les relations deviennent centrales par rapport aux objets. Il n'y a plus d'objet en tant que tels. Nous n'avons plus affaire à des objets, mais seulement à des relations. L'entre deux devient fondamental. Mais dans la continuité, y a-t-il encore du sens à parler d'entre deux quand il n'y a plus d'objets?
Un deuxième signe de la rupture de paradigme, c'est l'évidence du fait que notre appareil conceptuel n'est plus suffisant.

Autre signe de rupture c'est le passage graduel de l'idée de remédiation à l'idée de convergence. La remédiation de Bolter et Grusin devient donc la convergence d'Henri Jenkins. Un mouvement continuel de pratiques et de valeurs qui font émerger des médias.

3. Pour moi cette question renvoie à celle de l'archivage à l'ère du numérique qui produit un phénomène paradoxal: l'hypermnésie amnésique. Trois points en particulier: (a) le risque de l'hégémonie de la pensée majoritaire créée par les algorithmes de recherche et (b) la perte de données due à la non pérennité des domaines, aux problèmes des formats (la théorie des formats) et à  la rapide désuétude des technologies.

Le numérique semble fournir une solution facile à l'archivage mais il y a un effet collatérale: le fait que les archives non numérisés risquent de disparaître. Mais aussi la masse de données archivées produit un phénomène d'hypermnesie qui entraîne une sorte d'amnésie. L'obsolescence rapide des formats engendre d'autres problèmes de mémoire. L'archivage est aussi fait non seulement par des bibliothèques mais aussi par des grandes industries comme Google. Les algorithmes qui décident du choix d'archivage ne sont évidemment pas neutres. Ce qui nous oblige à nous poser la question de comment ces matériaux sont choisis et de comment on décide de quels documents ne pas archiver.
Les formats bien évidemment engendrent aussi des pertes et des choix. Le cas du mp3 est un bon exemple. Ce que nous perdons dans le cadre du son en mp3 est choisi par le format.
Dernière chose : la numérisation fait perdre des données fondamentales sur la matérialité du support. Ne serait-ce que le papier etc. Il y a, là aussi, des grandes pertes, ce qui démontre la faible transmedialité de certaines archives.

Intervention de Fabien Gandon

Notes prises pendant la séance :
On va considérer le web . Commençons par la notion de ressource. Le web est basé sur trois composantes: uri, http, codage (HTML, rdf). Au départ les URL sont utilisées pour identifier ce qui est sur le web, ensuite on passe à l'idée d'uri qui permet d'identifier sur le web tout ce qui existe. On a fait rentrer tout sur le web et on a fait exploser les ontologies. On s'est rendu compte du problème de faire la différence ente l'objet, une page qui parle de l'objet etc. Depuis le départ, on a identifié sur le web une série de choses sans avoir défini ce qu'est une ressource, à part dire qu'une ressource est tout ce qui peut être identifié. Il fallait faire aussi la différence entre les objets et les représentations des objets. La ressource disponible sur le web n'est pas l'objet lui même, mais une page qui le représente.
J'ai donc l'objet, la ressource, l'état de la ressource et aussi l'état représentationnel.

L'idée initiale de Tim Berners Lee était déjà de mettre en relation non seulement les documents mais aussi les personnes, les objets. Déjà en 1994 on a donc l'idée du web sémantique.

Il ne s'agit pas seulement de relier des choses entre elles, mais surtout de calculer. Le web est fait de calcul. Déjà dans le protocol http on n'a pas seulement la possibilité d'accéder, mais aussi de faire, de calculer. Le web n'a jamais vraiment été documentaire. Si l'on regarde le protocole http on a la fonction de "content negociation" qui fait que chaque client négocie de façon différente le contenu.
Cette idée existe depuis le début du web - première idée du fait que le document sur le web n'est pas seulement un document on l'avait déjà au tout début quand il était très fréquent de mettre un compteur dans les pages web, ce qui fait que la page changeait à chaque consultation.

Le fait d'avoir par exemple des commentaires fait que l'url fait référence à quelque chose qui change. On ne peut jamais voir deux fois la même chose. Une page n'est jamais la même. L'html5 va encore plus dans cette direction.

Pas de ressources documentaires  donc, mais ressources computationelles.

Il faut faire attention à ne pas utiliser des vieux modèles car il y a une rupture de paradigme due au fait qu'il ne s'agit plus de documents.

Louise Merzeau : l'idée d'environnement pourrait aider à dépasser ce problème.

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Commentaire final de mon côté : nous allons tous dans le sens de dire qu'avant d'être un support le web est un espace d'action, un environnement. 

 

Bruno Bachimont, Ecritures numériques et éditorialisation, Fabien Gandon, Jean-Marc Larrue, Matteo Treleani, Jay David Bolter, Richard Grusin, Numérique, séminaire, support Atelier