Le numérique comme espace architectural
Plusieurs théoriciens insistent sur le fait qu'il faut considérer le web comme un environnement. Je citerai, pour me limiter aux francophones, Louise Merzeau, Milad Doueihi et Éric Méchoulan. D'autres, en particulier Boris Beaude, le définissent en tant qu'espace urbain - je trouve l'analyse de Beaude particulièrement pertinente et efficace. J'ai souvent insisté, pour ma part, sur le fait qu'il faut penser le web comme un espace d'action (sur ce blog et ailleurs).
Je voudrais approfondir cette thématique et expliquer quelles sont, à mon avis, les caractéristiques de cet espace - ou de cet environnement - en précisant qu'il s'agit d'un espace architectural. J'insiste sur le fait que ce n'est pas une métaphore : je ne suis pas en train de dire que le web est comme un espace architectural, mais qu'il en est vraiment un.
Commençons par définir un espace architectural en prenant l'exemple d'un appartement. Les structures architecturales déterminent l'espace de l'appartement au moins de cinq manières. Elles déterminent :
- La visibilité
- L'audibilité
- La parcourabilité
- La fonctionnalité
- Les valeurs
Je m'explique. Les murs, les meubles, les structures "dures" et moins dures, la disposition des éléments déterminent ce que je peux voir et ce que je ne peux pas voir. Ce faisant, ils produisent aussi une distinction entre intérieur et extérieur. Cette distinction, il faut le souligner, n'est pas absolue. Il y a toujours des éléments diaphanes (une fenêtre, par exemple) et des éléments modifiables, plus ou moins facilement (je peux déplacer un meuble et je peux, avec plus d'efforts, abattre un mur). Les structures architecturales impliquent aussi la diffusion de la lumière et conditionnent aussi de cette manière la visibilité.
Il en est de même pour ce que je peux ou ne peux pas entendre (dans la même pièce, dans la pièce d'à côté, dans l'appartement voisin, dans la rue, etc.). Encore une fois, la distinction entre intérieur et extérieur est plus ou moins perméable - j'entends une manifestation dans la rue ou mon voisin qui s'engueule avec son fils.
Les mêmes structures permettent de bouger dans l'espace et agencent les mouvements. Certains déplacements sont faciles et facilités - traverser un couloir vide -, d'autres plus complexes - faire le tour d'une table, ouvrir une porte -, d'autres encore très difficiles - abattre un mur.
La forme des objets et leur disposition impliquent aussi la fonctionnalité de l'espace - un lit pour dormir, une chaise pour s'asseoir, un miroir pour se regarder. Ici aussi, l'architecture suggère et facilite des actions, mais d'autres actions sont possibles - je peux m'allonger sur une table ou dormir par terre dans ma cuisine.
L'ensemble de ces structures produit ainsi une série de valeurs - on pourrait dire d'idéologies. Beatriz Preciado le montre très bien dans son texte Pornotopie. La division entre les espaces de l'intimité et les espaces plus conviviaux (la chambre et le salon), l'invisibilité des toilettes - qui pourraient au contraire être visibles, comme celles de Louis XIV. Ces valeurs sont celles de la société où nous vivons - ce qui fait que l'architecture d'un appartement d'aujourd'hui en France est différente de celle d'un appartement du Xe siècle au Japon.
Le web est constitué d'un ensemble de structures architecturales. Une page est plus ou moins visible et perméable : selon la façon dont elle est reliée à d'autres pages (liens, co-appartenance à une liste d'un moteur de recherche), selon ses critères d'accessibilité (référencée ou pas par les moteurs, recommandée ou pas sur des réseaux sociaux, bloquée par un mot de passe). Il n'est pas vrai que tout ce qui est sur le web est public : la page de mon compte en banque ne l'est pas, mon courriel non plus (même s'il est perméable et n'est pas absolument privé). Il y a des espaces diaphanes (comme les fenêtres d'un appartement) où je suis à l'intérieur mais peux être vu ou entendu.
Les structures architecturales sont faites par le code. Le code peut être changé plus ou moins facilement : il est facile d'ajouter un lien qui pointe de mon blog à celui d'un ami, il est plus difficile de rentrer dans la page du compte en banque d'un ami. Il est plus facile d'ajouter un commentaire sur Facebook que de changer les CSS d'un site - il faut passer par un FTP, connaître le code, etc. Ajouter un lien sur Facebook change la structure architecturale, comme déplacer une chaise dans mon salon. Changer l'aspect graphique de mon site ressemble plus à abattre le mur de mon salon.
Bien évidemment, ces structures conditionnent mes possibilités de déplacement ainsi que les valeurs qui caractérisent la façon d'habiter cet espace. Elles déterminent ce que je peux faire facilement, ce que je peux faire moins facilement et ce que je peux faire très difficilement, voire pas du tout. Elles suggèrent des actions : sur Facebook, je suis porté à "aimer" un post comme, dans un salon, je suis porté à m'affaler sur le canapé.
Les structures architecturales (du web comme d'un appartement) déterminent donc en partie mon action. Mais ce qui est fondamental, à mon avis, est de les identifier et de les comprendre pour savoir ce qu'elles impliquent et pour pouvoir en avoir une conscience critique. De la même manière qu'il est nécessaire de comprendre qu'une fenêtre est un espace diaphane, pour ne pas me mettre nu devant elle ou pour acheter des rideaux, il est fondamental de comprendre que, sur Facebook, je suis comme devant une fenêtre. De la même manière qu'il est nécessaire de connaître l'idée de la convivialité produite par mon salon, il faut comprendre quelle valeur de la communauté est produite par Twitter.
Cette conscience critique permet de connaître ce qui est déterminé dans mon action et de me concentrer sur ce qui ne l'est pas. Penser le web en tant qu'espace architectural permet de se concentrer sur la marge d'indécision - ce qui n'est pas détermié - qui rend possible la liberté d'action.
Car c'est sur la marge d'indécision qu'il faut se concentrer, sur ce qui n'est pas déterminé et qui relève de mes choix au moment même où j'agis.
Matteo Treleani disait, lors de la dernière séance du séminaire sur l'éditorialisation, que les webdocs transforment l'usager en automate car ils préprogramment ses actions. Cela est vrai d'une part et faux de l'autre. C'est vrai comme il est vrai qu'une chaise préprogramme mes actions : elle me demande de m'asseoir. C'est faut parce que le contexte architectural laisse toujours une marge d'indécision - dans un webdoc, je peux par exemple abandonner la page où je suis pour approfondir le sujet sur Wikipédia ou ailleurs et ensuite revenir au webdoc. Je peux aussi - plus difficilement, mais je peux le faire - copier les contenus pour les restructurer et produire mon propre webdoc.
Ce que je veux dire est qu'il faut, à mon avis, toujours reconnaître ce qui est déterminé et qui ne peut être changé dans l'espace du web. Mais il faut se concentrer sur la primauté ontologique de l'action sur cette détermination. Car c'est cette primauté qui ouvre à ma liberté et à ma capacité d'action - et ma capacité d'action est tout ce que j'ai.
S'arrêter à la détermination est un grand risque politique : on risque d'assumer un "naturalisme technique" qui nous empêcherait d'aller au-delà des structures que la technique nous propose. Et on oublierait que ces structures acquièrent du sens et se reproduisent - ou perdent du sens et changent - selon notre façon d'agir et d'évoluer à l'intérieur de l'espace qu'elles agencent.
Même l'action d'un automate a quelque chose d'indéterminé, qui dépend du moment même où elle se produit - un grain de poussière peut l'arrêter ou la déformer. Il faut, à mon avis, se concentrer sur la virtualité de l'instant où les actions se produisent pour penser notre liberté. Si l'on se concentre sur ce qui est prédéterminé (et il y a toujours quelque chose de prédéterminé), l'action n'a plus de poids et ne peut jamais avoir de sens politique (il n'y a pas d'enjeux, ni de responsabilité). Se concentrer sur la performance permet d'habiter l'espace architectural comme un espace politique.