La traduction, au coeur des nouvelles pratiques éditoriales
Le 13 février 2014 a eu lieu la troisième séance du séminaire Écritures numériques et éditorialisation. Le sujet est La traduction au cœur des nouvelles pratiques éditoriales. Nous accueillons Anne-Laure Brisac (INHA) et Geneviève Has (Université Laval).
La présence d'Anne-Laure est un plaisir particulier : en 2008 nous avons conçu, créé et dirigé ce séminaire ensemble avec Gérard Wormser (jusqu'en 2011). C'était son institution (le laboratoire INVISU) qui accueillait le séminaire. C'est Anne-Laure qui m'a fait connaître une grande partie des intervenants. Et, entre autres, c'est Anne-Laure qui m'a mis pour la première fois en contact avec Milad Doueihi, devenu depuis un ami ainsi qu'un collègue avec qui la collaboration est aujourd'hui fondamentale. La preuve : Geneviève Has est actuellement en thèse avec Milad à l'Université Laval...
Comme d'habitude, nous avons établi une thématique à partir de laquelle nous avons posé deux questions aux intervenants :
La traduction est l’une des principales activités structurant les espaces intellectuels, au point même qu’on pourrait soutenir qu’elle en est une matrice. Un ouvrage diffusé sur papier peut avoir des compléments en ligne pour explorer les notes de traduction et enrichir la lecture. Des espaces partagés entre traducteurs créent des interactions pérennes. Une fédération de revues comme Eurozine (eurozine.com) a développé une action permanente de traduction qui stimule le débat européen. Les divers paratextes forment ainsi autant de liens qui enrichissent une œuvre et confirment le caractère multilingue des cultures numériques.
En considérant ainsi la traduction comme une ouverture du texte c’est-à-dire participant à sa transformation permanente et favorisant des potentialités créatives, on se demandera si le numérique, à travers ses pratiques et outils émergents pour la traduction, favorise la traduction comme facteur d'invention et de transformation du texte, ou tend au contraire à son uniformisation.
Question 1.
Traduire, c'est faire apparaître une pensée dans un autre champ linguistique que celui des sa formulation première. Comment cette activité se combine-t-elle avec les pratiques d'éditorialisation numérique qui démultiplient les modes d'accès et les références ?
Question 2.
Toute traduction relève de réseaux qui la portent. Mais les environnements numériques intensifient les activités collaboratives, les commentaires et autres formes de réception. Comment intégrez-vous ces recontextualisations permanentes dans votre travail ?
Réponse d'Anne-Laure Brisac (je cite son courriel).
Réponse à la première question :
"Le travail du traducteur est, comme celui d’éditeur, invisible et souterrain : personne, a priori, ne lira les différentes versions par lesquelles le traducteur est passé avant de remettre un texte qu’il juge acceptable voire définitif. Il y aurait même quelque chose de quasi obscène à les montrer… et aussi d’indiscret : un cuisinier ne donne pas ses recettes…
Mais en effet les « les modes d'accès et les références sont démultipliés » par le numérique, et aussi pour le traducteur. Un exemple tout bête : les dictionnaires, dont il est féru (et pas seulement parce qu’il s’en sert – aussi parce qu’il se promène dans l’histoire de la langue). Dans ma pratique de la traduction j’ai bien repéré comment l’accès aisé à des dictionnaires en ligne de toutes langues élargissait mes choix pour un mot, une phrase, comment beaucoup plus facilement, en tout cas en beaucoup moins de temps que si j’allais en bibliothèque consulter les ouvrages papier, des propositions affluent auxquelles je n’avais pas forcément pensé (tout le travail restant étant de choisir à bon escient…). L’avantage est aussi les croisements entre plusieurs langues, qui s’enrichissent mutuellement. Il m’arrive, quand je traduis du grec moderne, d’aller voir autant des dictionnaires grec-anglais, grec-grec, que grec-français (une plateforme comme Lexilogos permet de passer de l’un à l’autre)."
Réponse à la seconde question :
"Là aussi il est vrai que les réseaux professionnels sinon orientent, du moins enrichissent et donnent de la profondeur au travail, une dimension qu’il pouvait ne pas avoir autant avant leur existence via le numérique. La traduction, comme l’écriture, est un travail solitaire : un simple réseau comme une liste de diffusion interprofessionnelle permet de soulever des questions, linguistiques ou contextuelles, de nuancer les réponses des uns et des autres, de faire envisager son texte sous un jour qu’on n’avait pas forcément perçu."
Réponse de Geneviève Has (je cite son courriel).
"La traduction, telle qu’étudiée dans les cercles universitaires, relève principalement de deux pôles résolument opposés. D’un côté, la traduction littéraire, de l’autre, la traduction pragmatique. Cette dichotomie, que l’on travaille tout de même à éliminer, teinte sans équivoque l’approche des traducteurs et traductologues en ce qui a trait aux pratiques qui caractérisent le numérique. Force est de constater que les traducteurs et leur contrepartie universitaire sont peu nombreux à surfer sur la vague des cultures numériques : la traduction des œuvres hypermédiatiques est souvent entreprise par des littéraires eux-mêmes engagés dans la production de textes électroniques; la traduction professionnelle, lorsqu’imprégnée des nouvelles technologies, l’est surtout en raison des outils qui sont mis à contribution pour sa réalisation que pour son paratexte ou ses hyperliens; et enfin, la traductologie se voit souvent, sauf exception, prisonnière des œillères héritées de la pratique qu’elle observe et analyse.
Le traducteur, donc, même s’il a mis à jour son coffre à outils, ne prend toujours pas en charge le substrat électronique des textes qui atterrissent sur son bureau. Pourquoi? La question mérite que l’on s’y attarde quelque peu. Je mentionnais à l’instant l’état des choses en ce qui concerne la littérature hypermédiatique, qui forme un écosystème à part et relativement petit. Ceci dit, le gros de l’activité traductive de nos jours est fondamentalement commercial. À la merci des marchés toujours plus vastes et hétéroclites, les traducteurs doivent composer avec des clients qui ne dorment jamais, des échéances toujours plus serrées, des concurrents prêts à travailler plus vite et pour moins cher. Dans leur cas, la culture numérique en est une d’urgence et de précipitation. La « digital literacy », elle, s’intègre en écosystème de traduction assistée par ordinateur et en outils bureautiques. Bien peu ont le luxe de souligner la plus value des modes d’accès et de références à des clients qui rechignent de toute façon à payer pour ce, qu’à leurs yeux, une machine pourrait faire.
Quoi qu’il en soit, la situation n’est pas sans espoir. Chez les non professionnels, l’esprit communautaire qui caractérise les pionniers du numérique est bien vivant. Je m’attarderai principalement sur les communautés de fansubbing, qui font preuve de créativité et d’initiatives étonnantes lorsqu’ils s’emploient à traduire et à distribuer des œuvres qui ne le seraient pas autrement."
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Une des questions dont nous aimerions discuter est celle qui a été soulevée à la fin de la dernière séance par Gérard Wormser et à laquelle Marc Jahjah avait commencé à donner une réponse.
Gérard soulignait que si l'on prend l'histoire des idées, la plupart des concepts naissent d'erreurs de lecture : mauvaises interprétations, mauvaises traductions... En ce sens, la créativité des textes naît en passant d'un texte à un autre, en effaçant les annotations et en les absorbant. On ne sait pas ce qui est de Platon, dans Platon, car le texte que nous avons est composé par une série de couches d'annotations et de traductions. C'est cette stratification de couches d'annotations qui produit la créativité d'un texte. Gérard en arrive jusqu'à proposer qu'on trouve un système pour conserver nos erreurs de lecture qui sont justement à l'origine de la créativité.
Cette remarque de Gérard me paraît fondamentale. Elle met le doigt sur une structure - celle de la collaboration et de l'effacement de la figure de l'auteur en tant qu'individu - qui caractérise profondément notre culture numérique. Mais Gérard montre bien que cette structure n'est pas nouvelle, elle existe depuis toujours, depuis les pratiques de glose...
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Voici maintenant les notes prises pendant la séance :
Introduction de Gérard Wormser
Dès lors qu'on s'adresse à quelqu'un, il y a un phénomène de traduction qui se met en place. Le numérique change les enjeux de la traduction. Sens Public a mis en place des stages pour des étudiants en traduction qui exploitent des plateformes numériques (comme commentpress) pour permettre le travail collaboratif.
Le destin du traducteur est difficile : celui de quelqu'un qui a perdu une langue ou qui a dû en adopter une autre - la condition de l'exil (Georges Arthur Goldschmidt).
La traduction est un écart, il y a une souffrance, un manque et une rupture.
La traduction passe toujours par des enjambements imparfaits : est-ce que cet enjambement peut avoir une fonction créative ? La transposition est une façon de faire résonner différemment les textes...
Nous adaptons de façon continue nos outils numériques, ils changent et se modifient. Il y a là aussi un problème de transposition, d'écart... En ce sens, le numérique a un rapport structurel avec la traduction.
Anne-Laure Brisac
La traduction n'est peut-être qu'une des formes de la transmission des choses, entre langues, mais aussi, par exemple, entre générations.
Anne-Laure a commencé son rapport avec la traduction en traduisant, lors de sa maîtrise, un texte de Polyclète. Puis elle est passée du grec ancien au grec moderne. Aujourd'hui, elle traduit surtout des auteurs contemporains vivants. Elle traduit des textes littéraires. Chaque domaine de la traduction a ses spécificités.
Le numérique est tout d'abord un élargissement des outils (dictionnaires, etc.) Cela peut sembler banal, mais c'est fondamental.
Mais il y a plus que cela. Les outils numériques permettent un travail comparatif : regarder ce qu'un dictionnaire grec-grec dit et regarder aussi grec-français, ou anglais-grec, etc. Il y a une accélération qui rend plus complexe et plus riche le choix du mot qu'on dépose à la fin sur le manuscrit.
Un outil comme CRISCO, par exemple, est très puissant.
Des outils comme les listes de diffusion sont aussi très enrichissants (dialogues avec d'autres traducteurs, etc.). Cela produit une ouverture et cette ouverture permet la précision et le choix.
On traduit avec ses références... Anne-Laure fait l'exemple de la traduction du mot grec phantasma : spectre ou fantôme ? Elle a lancé la question sur une liste de diffusion de traducteurs et il y a eu un échange. Cet échange nourrit la traduction, en restant invisible.
Or quel est la marge de créativité ? Il y a toujours une condition de pluralité de pistes.
G. Wormser : chaque phrase que nous prononçons porte la stratification d'une culture multilingue -- chaque phrase est donc une traduction.
Geneviève Has
Elle raconte aussi son accès à la traduction : à partir de l'étude des outils de TAO (traduction assistée par ordinateur). La situation socioculturelle au Québec est particulière : elle dépend du gouvernement.
La traduction est liée profondément à la technologie.
Peu de traducteurs sont impliqués dans le numérique. Le traducteur ne prend pas toujours en charge le soustrait numérique des textes qu'il traduit. Les conditions de la traduction ont changé à l'époque du numérique : tout s'est accéléré, etc. Le marché a changé.
Mais attaquons nous aux non-professionnels.
Geneviève fait l'exemple des séries japonaises. On a au début altéré le produit pour l'adapter à la culture occidentale. Les fans ont essayé de réagir pour revenir à la culture originale des séries.
Les modifications sont nombreuses et parfois radicales : transformations visuelles pour réduire les images sexuelles ou violentes, atténuation de certains aspects des dialogues (par exemple, on vieillit les personnages).
Les fans veulent les originaux. Une distribution alternative se met en place. Ce sont des pratiques souterraines. Des versions sous-titrées sont mises en circulation. Ce sont des pratiques pirates qui mettent en question les politiques de distributions institutionnelles.
Dans le temps, il fallait attendre beaucoup avant de pouvoir avoir accès à ces copies. Aujourd'hui, c'est presque immédiat, tout de suite après la sortie.
Voici les étapes des communautés de fans :
1. Acquisition du raw (capture du film, parfois en enregistrant l'épisode de la télévision) - raw distribués via P2P
2. Traduction (txt)
3. Timing et synchronisation
4. Typesetting (mise en page des sous-titres)
5. Révision
6. Encodage et inscrustation des sous-titres
7. Distribution
Ce processus prend quelques 72 h.
Geneviève raconte le cas d'une traduction d'un manga.
Plusieurs sources pour la traduction : un non japanophone traduit le manga, à partir de la traduction en portugais faite par les fans portugais. Il y a un passage par Google translate puis des révisions.
Le travail en communauté finit par produire de très bons résultats. Des non spécialistes travaillant ensemble, souvent sans compétences linguistiques particulières, arrivent à produire la traduction d'un manga.
Anne-Laure souligne la différence entre les deux pratiques : la sienne et celle des fanhubs. Il y a une différence de temps, de diffusion...
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Une question qui selon moi se pose : le numérique met profondément en crise la notion d'original. Tout est médié, il n'y a jamais un point de départ (est-ce l'interface ? le code ? les impulsions électriques ?). Est-ce que cette situation modifie notre façon de percevoir l'original dans le dispositif de traduction ? Dans une perspective où tout est médiation, on en arrive à l'idée que tout est original. Comment alors penser la fidélité au texte ?
D'autre part, le numérique permet une précision majeure et une plus grande fidélité à l'original...
La question du statut de l'original se pose !