La littérature numérique est aux femmes

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Il y a quelques jours, le 25 septembre, David Gilmour, professeur invité à l'Université de Toronto, a déclaré pendant une interview avec Emily Keeler :

“I don’t love women writers enough to teach them, if you want women writers go down the hall. What I teach is guys. Serious heterosexual guys.”

Emer O'Toole a répondu sur The Guardian avec un article intitulé Why snubbing books by women is not the same as snubbing motorbikes. Dans cet article, elle constate que nous sommes loin d'une parité entre les sexes dans le domaine littéraire. Son constat - qui pourrait bien évidemment être démontré avec une étude statistique - part d'une expérience autobiographique "numérique" : elle raconte qu'elle vient d'avoir un poste dans une Université canadienne et que, ne connaissant personne en ville, elle a décidé de s'inscrire à un site de rencontres en ligne. Après la sortie de l'interview de Gilmour, elle a commencé à regarder les profils de ses partenaires potentiels avec un autre regard… En se concentrant sur les goûts littéraires exprimés dans les profils, elle s'est aperçue que, dans leurs livres "préférés", il y avait très rarement des livres écrits par des femmes. Elle a donc changé son profil en affirmant qu'elle ne rencontrerait que des personnes aimant des livres écrits par des femmes.

Ce débat m'a fait réfléchir sur le corpus de mes cours de littérature numérique à l'Université de Montréal. Je n'avais jamais pris conscience du fait qu'une grosse partie des exemples de blogs littéraires que je cite sont écrits par des femmes.

Quelques exemples… En premier lieu, le travail de Cécile Portier, son blog petiteracine.net et ses multiples projets innovants : Étant donnée, Traques traces, etc. Puis les blogs de Victoria Welby, de Sarah-Maude Beauchesne, de Madame Chose, d'Albertine, d'Isabelle Parente-Butterlin, de Christine Jeanney...

Bien évidemment, il y a aussi dans mon corpus beaucoup d'écrivains masculins, mais la proportion est loin d'être déséquilibrée en leur faveur.

Cette forte présence féminine dans mon corpus n'est pas recherchée : je n'ai pas dû essayer d'équilibrer la proportion comme il nous arrive, hélas, de devoir le faire quand on parle de littérature "papier".

Le fait est que, si on voulait comme Monsieur Gilmour limiter le corpus à des "serious heterosexual guys", il serait impossible d'avoir un panorama, même partiel, des expériences d'écriture à l'époque du numérique - c'est à dire à notre époque.

Pourquoi ? Je propose une interprétation intuitive de ce constat - qui pourrait probablement être démontrée par une étude plus scientifique.
Le changement de paradigme déterminé par le numérique impose un changement de modèle de circulation des contenus littéraires et aussi un bouleversement des dispositifs de validation de ces contenus. En d'autres mots, la raison pour laquelle un écrivain ou une écrivaine est lu-e ne dépend pas du système de validation de l'autorité qui caractérise la littérature papier (éditeurs, critiques, médias, distribution).

Si ce système a été caractérisé, pendant des siècles, par une approche fondamentalement masculine et sexiste, le numérique n'est pas encore régi par des modèles institutionnels : il s'agit d'un paradigme encore ouvert. C'est cette ouverture qui permet que, dans le système de validation de l'intérêt d'une œuvre, les catégories masculines ne soient pas les seules catégories possibles d'interprétation.

Sans un schéma sexiste préfabriqué à appliquer, force est de constater que l'écriture des femmes s'impose, et que c'est l'écriture féminine qui produit plusieurs des topoï littéraires qui caractérisent l'écriture numérique : de la thématique du parcours et du déplacement (je pense par exemple à Cécile Portier et à son Étant donnée, à Victoria Welby et à ses dérives dont j'ai déjà parlé dans un précédent post) en passant par l'expérimentation linguistique du blog Les Fourchettes, jusqu'à la littéralisation des recettes de cuisine (Madame Chose) ou d'une certaine manière de réinterpréter la littérature érotique (Albertine, Victoria Welby, Les Fourchettes...).

Ces écrivaines imposent de nouveaux modes de faire de la littérature et de nouveaux dispositifs de production de l'intérêt littéraire (que l'on pense à la présence de ces écrivaines sur les réseaux sociaux ou à leur façon de construire leur personnage-auteur).

Si ce modèle s'impose et si nous ne le laissons pas se faire déformer par le sexisme, il y a là la place pour un dépassement du phallocentrisme littéraire qui a, les siècles passés, caractérisé une si grande partie de la critique.

Bref, la littérature numérique pourrait être, finalement, une littérature des femmes.

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