Je ne suis pas un littéraire. Plaidoyer pour des frontières disciplinaires poreuses
Je publie ici les notes pour la conférence donnée à Lyon dans le cadre du colloque “Cartographie du Web littéraire francophone”. Merci beaucoup à Gilles Bonnet, Belén Hernández Marzal, Jean Pierre Fewou Ngouloure et Jean Baptiste Monat pour l’invitation !
Je commencerais par une anecdote personnelle. En 2012, j’ai été embauché sur un poste de “Littérature et culture numérique” dans le département des littératures de langue française de l’Université de Montréal. Cela pourrait sembler étrange - dans la meilleure des hypothèses - ou plutôt louche, étant donné que je n’ai pas une formation en littérature (j’ai une maîtrise et un doctorat en philosophie), que j’ai assez peu publié dans la discipline - la plupart de mes travaux, surtout à l’époque, portait sur la phénoménologie et le concept de virtuel - et que, en plus, je suis italien … Détail en plus pour pimenter davantage cette histoire : au moment de mon embauche éclatait à Montréal le scandale de la Commission Charbonneau, scandale qui avait révélé une série d’actions de corruption au sein du secteur de la construction réalisée par la mafia d’origine italienne… Le lien/association était facile à faire…
Je voudrais donc essayer de me défendre ici de l’accusation - hélas très plausible - d’être un imposteur, ou pire l’énième résultat scandaleux de l’habile infiltration de la mafia italienne en Amérique du Nord.
Pour ce faire il faut que je tente, tant bien que mal, de donner des réponses à deux questions malheureusement très, trop larges pour être démêlées dans l’heure que j’ai à disposition pour structurer ma propre apologie :
- En premier lieu : qu’est-ce que la littérature ?
- Et puis : qu’est-ce que la littérature numérique ?
La réponse à ces deux questions me permettrait de définir quels sont les objets littéraires qu’on pourrait ou devrait étudier au sein d’un poste comme celui sur lequel j’ai été embauché, de baliser, en somme, un corpus, de cartographier la “littérature numérique” pour démontrer que ce dont je m’occupe présente une relation quelconque avec ses objets et me protéger donc des procédures légales qui pourraient être déclenchées contre moi.
La tâche est ardue et la seule bonne nouvelle est que désormais j’ai obtenu la permanence et que donc l’UdeM n’a pas énormément de moyens pour me foutre dehors.
Plus sérieusement : la question que pose ce colloque - de cartographier le Web littéraire francophone - est ambitieuse et complexe. Les pratiques d’écriture, de lecture et de circulation de contenus ont changé profondément dans les dernières années et il est urgent de s’interroger à nouveau sur ce que Bourdieu appelait le “champ littéraire”.
Je vais commencer par évacuer la seconde de mes questions en la réduisant à la première. En suivant les thèses défendues en France notamment par Alexandre Gefen qui parle d’un devenir numérique de la littérature française, il ne serait pas véritablement possible d’identifier quelque chose comme “la littérature numérique”, mais il faudrait plutôt parler de ce que devient en général la littérature “à l’époque du numérique”. Les pratiques littéraires en environnement numérique sont multiples et hétérogènes et il n’est pas possible de les considérer comme une unité en se basant sur la simple utilisation d’outils numériques. Par ailleurs toute la littérature - y compris celle qui se diffuse exclusivement par le papier - est profondément touchée par les technologies dans ses modes de production - y a-t-il encore beaucoup d’auteurs qui n’écrivent pas en utilisant un dispositif électronique ? ou d’éditeurs qui composent sans passer par un ordinateur ? - de diffusion et de lecture. Cette approche très inclusive présente l’avantage de permettre de prendre en compte toute une série de pratiques littéraires qui ne rentrent pas dans la définition plus exclusive de l’Electronic literature organization, mais qui ont pourtant une présence et un impact croissant dans le panorama littéraire contemporain. Notamment, toutes les formes d’écriture que l’on pourrait définir « homothétiques » au papier, comme des nouvelles publiées sur des blogues ou sur d’autres plateformes en ligne, ou des romans qui circulent exclusivement sous forme numérique, mais qui, par leur format, pourraient aussi bien être diffusées en version imprimée sans rien perdre de leurs spécificités.
Cartographier le Web littéraire francophone revient donc à se poser la question de ce que devient aujourd’hui la littérature et d’essayer de trouver une réponse en regardant plus particulièrement comment la littérature se manifeste dans celui qui est l’environnement de diffusion et d’accès aux contenus par excellence aujourd’hui : à savoir le Web.
Nous voilà donc avec une seule question - hélas encore trop compliquée, mais au moins une seule : qu’est-ce que la littérature aujourd’hui ? Et plus précisément : qu’est-ce que le Web nous dit de la redéfinition progressive du champs littéraire ? Comment l’ensemble des dispositifs sociaux, techniques, économiques et politiques contemporains produisent-ils le fait littéraire aujourd’hui ? Car si la relative stabilisation de “la littérature” au XIXe siècle a été le fruit d’une reconfiguration globale de la société, des rapports de pouvoir entre les classes, d’une particulière reconnaissance d’un groupe social spécifique - les auteur·e·s - et de l’émancipation progressive d’une activité particulière - la littérature - qui s’appropriait un terrain propre, les changements sociaux, culturels, politiques, économiques et techniques des dernières décennies ne peuvent pas ne pas avoir affecté cette stabilité.
Dit autrement : l’ensemble hétérogène et complexe de phénomènes qu’on a depuis quelques années étiqueté avec le mot “numérique” détermine une redéfinition globale du fait littéraire.
Il n’est pas ici, pour autant, question d’écrire le pamphlet qu’évoquait Gilles Bonnet dans la conclusion de _“Pour une poétique numérique” Je rappelle sa prophétie :
Certes, les résistances demeurent, qui trouvent très régulièrement incarnation en une lettre ouverte, une déclaration médiatisée ou un pamphlet vengeur. Imaginons-en le titre, au hasard : Internet ou la mort de la littérature… Ledit pamphlet a de fortes chances, ne serait-ce que par souci d’acquérir quelque audience, de se retrouver au cœur du Web. p241 pdf version piratée par l’auteur
Non, je ne vais pas affirmer ici que la littérature est morte à cause du numérique. Plutôt essayer de comprendre comment le fait littéraire est en train de se reconfigurer, peut-être au point de rendre le concept même de littérature problématique, au moins en ce qui concerne son sens institutionnel et disciplinaire.. Il n’y a pas quelque chose comme “le numérique” qui transforme - ou tue - la littérature. C’est plutôt le contraire: les changements sociaux, économiques, culturels et politiques du fait littéraire contribuent à faire émerger une situation inédite que nous finissons par appeler “le numérique”. La reconfiguration de la littérature est donc plutôt la cause du fait numérique que son effet.
Dans le même sens, Servanne Monjour s’interroge sur la disparition de la photographie analogique et montre de quelle manière il y a un effet de coproduction du discours littéraire et du fait technique :
Notre enquête s’est ouverte sur le récit d’une disparition : celle des chambres noires qui, aux yeux de certains, sonnerait aussi le glas de la photographie dans sa forme la plus authentique. […] [C]ette disparition (et à plus forte raison son récit) n’a fait que galvaniser l’imaginaire de la chambre noire et son mythe fondateur de la révélation. Parce qu’il occupe une place stratégique dans les discussions sur la valeur ontologique de l’image, ce mythe de la révélation illustre parfaitement l’effet de stigmergie entre discours et technique qui concourt à la construction des médias. S. Monjour, Mythologies postphotographiques, PUM, 2018, Conclusion
La littérature réinvente la photographie et la photographie réinvente la littérature, exactement comme la littérature réinvente le numérique pendant que le numérique réinvente la littérature.
Pour cette raison, il me semble nécessaire - et aussi avantageux aux fins de ma propre apologie - de repenser la littérature en tant qu’objet disciplinaire et d’aborder le fait littéraire de façon multiforme, au carrefour d’approches disciplinaires différentes, de méthodologies de recherche qui se situent entre la théorie littéraire, la philosophie, les sciences de la communication, les études des médias, les théories de l’édition, l’histoire des supports d’écriture, les théories politiques, économiques, la sociologie etc. Pour me raccrocher à une autorité : si le sociologue Bourdieu avait assez de légitimité pour s’occuper de littérature, moi aussi j’ai ma place dans un département de littérature, malgré les apparences contraires.
Pour montrer en quoi consiste cette reconfiguration du champ littéraire, je vais poser ici 5 questions auxquelles il est très difficile de trouver une réponse.
- Où se trouve la littérature ?
- Jusqu’où va la littérature ?
- Quels sont ses modèles économiques ?
- Quels sont ses fonctions de légitimation ?
- Qui fait de la littérature ?
La littérature qu’on connaît à partir du XIXe siècle se trouve physiquement dans des inscriptions reconnaissables : des livres imprimés par des éditeurs, ou, à la limite, des journaux. La forme livre est ce qui détermine par ailleurs qu’un genre qui avait longtemps été considéré mineur - le roman - devienne le genre littéraire par excellence. Où se trouve aujourd’hui la littérature ? Sur des plateformes web diverses, des blogues, des sites de maisons d’éditions, des plateformes de vidéo, des réseaux sociaux… et aussi, évidemment, encore sur papier, dans des fichiers pdf ou epub - ces formats qu’on peut appeler “homothétiques”. Il est sans doute vrai que la littérature avec un “L” majuscule - je parle ironiquement - reste encore la littérature imprimée. Il est cependant indéniable que les supports de la littérature sont en pleine ébullition. Faire de la littérature en vidéo pour “écrire plus fort”, comme le dit François Bon, n’est pas anodin.
Ce mélange de supports rend difficile d’identifier les frontières du champ littéraire. Quels sont les objets dont on devrait s’occuper en littérature ? On pourrait imaginer que la littérature, malgré la multiplicité des supports, se trouve dans des lieux immédiatement identifiables comme lieux de littérature. Par exemple, une plateforme comme Whatpad. Cela signifierait que la littérature reste un champ bien défini et délimité, malgré qu’elle puisse s’éteindre sur plusieurs supports différents. Mais ce n’est pas le cas. Un profil Twitter “littéraire” se mélange à d’autres profils qui ne sont pas littéraires. Et par ailleurs : est-ce qu’il y a des profils “littéraires” ou plutôt simplement des Tweets littéraires ? Des profils Twitter, par exemple, participent de façon active aux projet “Dérives” ; mais ils demeurent des profils personnels capables d’envoyer des Tweets qui annoncent un évènement ou qui parlent de tout autre aspect de la vie quotidienne. Cela est encore plus vrai pour les profils Facebook. Même les formes d’écriture “littéraires” ne peuvent pas être facilement identifiées. La littérature se limite-t-elle au texte ? Mais si elle fait aussi des vidéos ! Et si, surtout, dans l’environnement numérique, tout est texte, y compris un algorithme ou une vidéo ! Dans ce cadre il est indispensable que les compétences de champs disciplinaires différents convergent pour analyser le fait littéraire : à partir des études des médias, en passant par les games studies, il est nécessaire que la compréhension des oeuvres soit établie à partir de macrostructures transmédiatiques comme la narration, la sémiologie, la poétique, la rhétorique, l’esthétique. Une approche philosophique au fait littéraire doit aller au-delà du champ disciplinaire pour proposer un regard large qui n’exclue pas a priori des formes, des formats et des genres qui n’étaient pas au centre du canon littéraire défini dans les derniers deux siècles.
Ces deux premières questions sont profondément liées à un autre point fondamental : celui de la légitimation. L’accès à la publication est considéré comme le premier élément important de validation d’un contenu littéraire. La différence fondamentale entre le manuscrit dans le tiroir d’un·e écrivain·e et le livre publié est que le second est passé par un dispositif de validation. Quelqu’un a choisi ce manuscrit parmi d’autres pour le faire devenir un livre. Le placement de l’éditeur dans un panorama national et international particulier joue un rôle crucial dans la production de légitimation. Notamment le corpus littéraire est déterminé par cet aspect : on lit et on étudie des oeuvres publiées. Que se passe-t-il lorsqu’il n’y plus des intermédiaires prédéfinis pour publier ? Il faut d’abord souligner que nous ne sommes absolument pas ici devant un phénomène de “désintermédiation” : il y a toujours des médiateurs, c’est juste que ces médiateurs ne sont pas seulement des maisons d’édition. Ces médiateurs sont des algorithmes, des plateformes et des réseaux qui font en sorte que, parmi plusieurs contenus publiés, il y en a certains visibles et donc réellement accessibles et lus et d’autres non. Ces mécanismes doivent être étudiés en se fondant sur les compétences de plusieurs disciplines différentes : les software studies, par exemple, pour comprendre la spécificité des formats et des algorithmes, les sciences de la communication, pour saisir les effets de réseaux, la sociologie, pour analyser la construction de communautés et de groupes d’écrivain·e·s/lecteurs… Une analyse exclusivement littéraire - dans le sens disciplinaire du terme - serait incapable de comprendre ces mécanismes.
Lié à la question de la légitimation, un autre point central de la structuration d’un champ est évidemment le modèle économique. Mis en place à partir du XVIIIe siècle, le principe du copyright (le fameux Statut d’Anne date de 1710) a été le pivot pour rendre possible l’émancipation de la littérature. Le copyright est un système pour faire vivre des éditeurs, des diffuseurs, des libraires et aussi - même si ce n’était pas le premier objectif - des écrivain·e·s. Ce système a permis la mise en place de toute une infrastructure de production et de diffusion de contenus. Or, ce système n’est plus le seul existant - et je dirais même qu’il est minoritaire. Une grande partie des oevres littéraires d’aujourd’hui ne reposent pas sur le système du copyright. Toutes les productions qui circulent sur des plateformes sociales propriétaires, par exemple, vivent sur la base d’un modèle économique fondamentalement basé sur la vente des données pour des fins publicitaires. La publicité - et un type très particulier de publicité, inventée au début des années 2000 par des initiatives telles que AdSense - est donc le nouveau modèle. Vous me direz : mais dans ce modèle les écrivain·n·es ne sont pas forcement rémunéré·e·s ! Oui, la raison en est le fait que l’écrivain·e n’est pas particulièrement important·e par rapport à la littérature : s’ils et elles l’ont été - à partir du XIXe siècle, cela est juste dû à la spécificité du modèle économique que la littérature venez de trouver. Ce qui nous intéresse ici est de trouver le moteur économique qui peut déterminer l’existence et la production de contenus littéraires et ce modèle n’implique pas nécessairement la rétribution des auteur·e·s - c’est très rare dans l’histoire des contenus que nous appelons littéraires que l’auteur·e soit payé·e, par ailleurs, cela concerne en gros exclusivement le XIXe et le XXe siècle. Dans ce cas aussi, la compréhension d’un phénomène de ce type doit se faire à la croisée d’une analyse historique, légale, politique, sociale et économique.
Cela nous amène au dernier point, peut-être le plus important, avec lequel je vais clore mes considérations : qui écrit ? Qui est le producteur de la littérature ? L’auteur tel qu’il a été inventé à partir du XVIIIe siècle et qu’il s’est stabilité au XIX est évidemment le fruit d’une dynamique socio-économique complexe. Pour le dire en une phrase - quelque peu caricaturale, certes, mais pas éloignée de la vérité : l’auteur est le produit de la stabilisation du modèle économique du copyright. En d’autres termes : il a fallu inventer l’auteur pour construire le modèle du copyright qui a permis l’émergence de l’ensemble du champ littéraire. Si les dynamiques qui forment le champ littéraire changent, la figure de l’auteur est aussi mise en crise. On n’a plus besoin d’un nom sur une couverture alors qu’il n’y a même plus de couverture. Qui donc écrit ? La distinction entre amateurs et professionnels qui s’était mise en place au XVIIIe ne semble plus tellement pertinente. Plus que d’auteur·e·s, on peut parler d’écrivain·e·s pour se référer au geste matériel d’écrire plus qu’à l’accès à un statut social (celui d’auteur). Mais peut-on encore parler d’écrivain·e·s ? Gilles Bonnet nous propose le terme écrainvain·e·s pour souligner que la matérialité du geste de production a profondément changé. Mais le questionnement peut aller bien plus loin. Tout d’abord, s’agit-il encore d’individus ? Il semblerait que l’écriture devient de plus en plus collective dans un environnement où les textes se fondent avec les commentaires, les annotations, les reprises, les réécritures, les versions… Mais encore : les différents niveaux d’énonciation (qui ont été définis par Zacklad ou par Souchier et Jeanneret comme énonciation auctoriale, éditoriale, documentale etc.) sont entremêlés. Il est impossible de savoir, lorsqu’on est devant à une forme quelconque d’écriture, ce qui a été produit par un algorithme, par un bout de code, par un format. Que l’on pense, pour faire un exemple simple, que quand on écrit une lettre dans un logiciel de traitement de texte, celui-ci produit environ 4100 lettres. L“’auteur” a écrit 1/4100 du texte. La question devient donc : le producteur d’écriture est-il encore un être humain ?
Ou alors peut-être faudrait-il poser la question à l’envers… car ce que l’humanité est ou doit être a été défini, dans notre tradition, à partir des textes. L’humanitas, telle qu’elle est définie sur le sillage de Cicéron à partir du XVe siècle est justement le fait d’écrire des textes. C’est la professionnalisation de la figure de l’auteur qui a donné la possibilité de développer une certaine idée d’individualité et aussi d’humanité. La reconfiguration du champ littéraire pose donc une question encore plus profonde : qu’est-ce qu’un être humain ? Si un être humain est le producteur d’écriture, alors le mélange d’algorithmes, formats, techniques, infrastructures qui donne lieu à l’apparition d’un Tweet, ce mélange est justement l’être humain. Ce que nous appelons un “profil” dans cet exemple serait plus humain que l’idée hypothétique d’un être humain en chair et en os.
Bon je ne sais pas si être rassuré. Je me demandais si j’étais un littéraire ou non, et si j’étais finalement un imposteur. Peut-être pas, mais la reconfiguration du champ littéraire m’oblige à me poser des questions beaucoup plus profondes. Je commence à douter de qui je suis… Et finalement, peut-être, je ne suis qu’un algorithme.