Instructions pour accélérer la fin de nos sociétés

Là encore, je voyais se préparer dans un avenir plus ou moins proche les
révoltes et les morcellements futurs. Je ne crois pas que
nous évitions ces désastres, pas plus que nous n'éviterons la mort, mais il dépend de nous de les reculer de quelques siècles.
Yourcenar, Mémoires d'Hadrien

C'est inévitable et cela n'a rien à voir avec les prétendues "volontés" de ce qu'on appelle les êtres humains. Même ceux que l'on considère - quelle ironie - des puissants. La volonté et l'intentionnalité sont des fictions qui servent a justifier après-coup les actions et elles n'en sont jamais la cause. Dernièrement cette vérité résulte encore plus claire: l'ensemble des politiciens du monde, qu'ils soient de droite, de gauche, dictateurs, démocrates, font les mêmes choses et tiennent le même discours. L'histoire et les différentes, souvent hétérogènes, directions qu'elle peut prendre dépend davantage de l'"égoïsme" des réplicateurs (si l'on veut utiliser les termes de Dawkins) qu'ils soient des gènes ou des mèmes ou, des organismes plus complexes, comme des virus. Ce que nous appelons un être humain est le résultat a posteriori d'une série de dynamiques et ce qu'on raconte être sa volonté est peu de chose plus que le mouvement mécanique d'un automate.

À quoi bon donc de s'agiter pour gueuler contre ce qui est en train d'arriver? Nous n'y sommes pour rien - et ce "nous" a vraiment peu de sens, par ailleurs. Cependant il reste un peu de cette arrogance d'animal qui croit avoir des intentions et il est peut-être bien d'en faire ressortir le cri de désespoir. Car peut-être, sans vouloir parler d'intentionnalité, il serait quand même possible d'avoir une place - ne serait-ce que minime - dans l'ensemble des dynamiques complexes qui font mouvoir les choses. Et ce qui est inévitable pourrait au moins être un peu retardé. Dans une syncope, un contretemps, pourrait peut-être s'épanouir ce peu de sens que nous pouvons encore rechercher. Comme l'Hadrien de Yourcenar devant la certitude de la fin, de sa propre fin et de celle de l'empire, nous pourrions essayer de vouloir retarder un peu l'inévitable. Essayer de ne pas être juste les mécanismes de sa réalisation rapide: ramer à contrecourant au lieu que faciliter la direction des eaux.

Nous suivons au contraire le scénario prescrit. Le Covid nous a démontré que la moindre scintille qui nous approche de la fin n'insuffle en nous qu'une volonté renforcée de s'autodétruire plus vite. Quelques réflexions sur ce qui est en train de se passer suffisent pour montrer à quel point nous aidons l'accomplissement de la catastrophe imminente. En quelques points:

  1. La crise dépend du fait que nous avons vécu pendant des décennies - ou peut-être des siècles - au delà de nos possibilités. Un "développement" explosif, une multiplication exagérée de la population, une consommation extravagante, un épuisement prodigue et inconscient des ressources, une rhétorique folle du progrès, un mépris affiché de toute réflexion, de toute critique. Une maladie somme toute banale met donc en genou des sociétés qui ont détruit auparavant leurs systèmes de santé et d'éducation préférant investir dans la "sécurité" policière, dans l'exploitation aberrante des ressources et dans le vide d'une économie de marché permettant de produire de bulles d'argent qui ne correspond à aucune richesse réelle et donnant l'illusion de la croissance alors que la décroissance et la crise règnent depuis des décennies. Nous allons sortir du covid avec plus d'investissement dans la police, dans les aides aux banques et aux marchés et en finissant de détruire le peu qui restait de la santé et de l'éducation. La recherche pure - qui pourrait aider à repousser l'inévitable fin qui nous attend - est finie derrière des écrans de sociétés privées. Elle sera transformée en algorithmes publicitaires par Microsoft, Google, Zoom et d'autres compagnies de ce type.
  2. Le fossé entre les riches et les pauvres se creuse encore plus et surtout à une vitesse jamais vue auparavant. La distanciation sociale et le tout en ligne deviennent les nouveaux systèmes pour rendre encore plus riches les riches et encore plus pauvres les pauvres et surtout pour faire en sorte que les deux vivent dans des univers complètement parallèles. Ceux qui peuvent se permettre un ordinateur tout neuf, une bonne connexion, un grand appartement où travailler, de l'aide pour garder les enfants à la maison n'ont plus aucun rapport avec ceux qui ne le peuvent pas. Mais aussi ceux qui pourront se permettre de payer un café dans un bar où les clients sont rares et distanciés - et qui coûte donc le double - ou un billet de cinéma dans une salle où les fauteuils sont distanciés vivrons dans un autre monde par rapport à tous les autres - qui seront par ailleurs de plus en plus nombreux. Cela permettra aux riches de vivre encore pour quelques courtes années dans l'illusion que tout va bien.
  3. L'agrégation sociale n'est plus. Tout ce qu'on pourrait produire en se rencontrant et en échangeant, tout ce qui peut ressortir de l'espace public - à savoir tout ce qui peut faire une société - est dans les mains de deux ou trois compagnies privées. Il faut souligner: le problème n'est pas tant d'être en ligne - en soi, la présence est toujours un dispositif technique, que l'on se rencontre dans une place, dans un jardin, dans un salon ou sur le web. Le problème est que les espaces de rencontre numériques sont tous privés et dans les mains de deux compagnies. C'est comme si on disait que les places publiques sont toutes contrôlées par la police d'un seul et unique état mondial. Le passage au tout en ligne se fait en un claquement de doigts, sans aucune réflexion et sans aucune liberté de dessiner collectivement les espaces que nous allons habiter. L'ignorance digitale est multipliée chez les plus jeunes par le fait que depuis une quinzaine d'années, "numérique" est synonyme de GAFAM. On clique, on swipe, et on reclique sur des dispositifs que nous appelons "intuitifs" justement parce que ce n'est pas nous qui les utilisons, mais c'est eux qui nous utilisent. S'approprier une ligne de commande n'intéresse personne, dessiner un environnement libre et en concevoir les règles demande trop de réflexion, est trop peu intuitif, pas assez friendly, pas assez rapide et simple. Nous allons donc vivre sur les serveurs de Microsoft, de Google et d'Apple. Nous y feront ce que ces compagnies veulent. Dans les espaces "publics" nous sommes surveillés par des polices qui suivent toutes les mêmes principes qui semblent tellement évidents - car le monde entiers les suit - que personne ne se sent en droit d'analyser critiquement.

Derrière nos masques nous accélérons la fin de nos civilisations. Le covid aura été une excuse pour pérenniser - du moins pour le peu qu'il nous reste - les stratégies d’autodestruction. Ce n'est peut-être pas un mal en soi. En tout cas, l'univers s'en fout complètement. Il faut s'y faire. L'inévitable approche plus rapidement que prévu, peut-être, à l'échelle d'une vie humaine… Mais quelques décennies - ou quelques siècles - ne sont pas grand chose par rapport aux temps de l'univers. Par contre, ayons au moins la décence d'assumer l'attitude digne d'un mourant.

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