In-between, entre-deux, actions, essences et interfaces

Alexander Galloway, Daniel Sibony, Entre-deux, essentialisme, in-between, intermédialité, Jean-Marc Larrue, média, Métaontologie, mouvement, performance, réel, virtuel

Grâce au collègue Jean-Marc Larrue avec qui je travaille en ce moment sur des questions d'intermédialité, je tombe sur un livre de Daniel Sibony sur l'entre-deux. Je saisis l'occasion pour essayer d'approfondir une thématique à laquelle j'ai dédié beaucoup de temps - et de mots - depuis ma première monographie sur Emmanuel Lévinas. Je me rends compte aujourd'hui d'un lien étroit entre la critique nietzschéenne des essences, la critique levinassienne du concept comme réduction de l'Autre au Même, mon travail sur le virtuel pour essayer de démontrer sa réalité et le débat sur le rapport au réel des nouvelles technologies. J'essaie donc de saisir la structure formelle du problème et cours volontiers le risque d’être schématique et simpliste. Deux possibilités d'interprétation du réel : d'une part le réel comme série d'essences discrètes et de l'autre le réel comme mouvement.

Comme j'essaie de le démontrer dans mon livre sur le virtuel, quand on considère le réel comme une série d'arrêts sur image, il est évident que le virtuel est pensé comme ce qui est au milieu, entre deux choses, entre deux réalités. Dans ce sens, le virtuel n'est pas réel. Au contraire, si l'on pense la réalité comme le mouvement dans lequel nous nous trouvons plongés, alors le virtuel est le réel, alors que les arrêts sur image sont des abstractions.

Il y a donc deux perspectives pour penser le réel.

La première perspective est essentialiste : le réel est fait de choses qui peuvent - et doivent - être définies, car elles ont une essence. Cette essence est stable, immobile. Elle peut changer, mais le changement est discret : à savoir, on passe de A à B. Il y a une planche en bois et puis il y a une table. À partir de cette perspective, on peut s'interroger sur l'entre-deux. L'entre-deux serait ce qui se trouve au milieu, entre la planche et la table. Depuis que la philosophie existe, on s'est rendu compte de l'intérêt et de l'importance de cet entre-deux. Dans une perspective essentialiste - qui est à mon avis aussi celle de Sibony -, l'entre-deux est un plein : le lieu de la contradiction, le lieu où se trouvent ensemble les deux pôles (A et B, la planche et la table). C'est un lieu mystérieux et souvent violent, le lieu de la déchirure, du bouleversement.

Restant toujours dans la perspective essentialiste, quand on parle de nouvelles technologies - ou pour être un peu plus précis, de web - on oppose toujours deux pôles - essentiels - qui seraient reliés par une médiation. L'idée selon laquelle le web est un média dérive de cela. Il y a, par exemple, d'un côté le code et de l'autre l'usager : au milieu une interface permet le rapport entre les deux. Ou alors : il y a d'un côté un contenu (une idée, un message, une information) et de l'autre un support pour le véhiculer et, au milieu, un média qui permet l'incarnation de l'idée dans un support. Les médias seraient donc des entre-deux, chacun avec sa spécificité : la radio, la télé, le web. Chacun jouerait à sa manière son rôle de médiation entre les deux pôles. La conséquence de la perspective essentialiste est d'essentialiser aussi le milieu, l'entre-deux, le passage d'une chose à l'autre.

La seconde perspective, qui me semble beaucoup plus intéressante, considère le réel comme le mouvement lui-même. Il n'y a pas des choses, il n'y a que du mouvement. Il n'y a pas d'essences, il n'y a que des actes - ou, mieux, des actions, ou, peut-être encore mieux, pour suivre Jean-Marc, des performances. Cela n'a aucun sens de dire que le mouvement se trouve entre deux choses, car ces choses ne sont qu'une projection, un après-coup du mouvement. Il n'y a pas une planche et puis une table, mais juste un mouvement un processus. Notre langage a besoin de discrétiser la continuité de ce processus et, après-coup, il le décrit en disant qu'il y avait une planche et puis une table. Cette planche et cette table sont des arrêts sur image, des cristallisations abstraites d'un mouvement continu. Mais la réalité est qu'il n'y a que le processus. L'instant où se produit le mouvement est une force, une tension, mais qui ne peut être essentialisée : ce n'est pas "quelque chose", ce n'est donc pas un espace. Bien évidemment, il est très difficile en utilisant notre langage très porté à essentialiser - nos mots sont des essentialisations - de dire ce qu'est ce mouvement. Platon l'appelait exaiphnes - un instant qui sort de la ligne discrétisée du temps où se trouvent les essences. Nietzsche parlait d'actes. Bergson parle d'élan. J'ai essayé de décrire ce mouvement comme virtualité. Derrida l'appelle differance avec un a - même si l'idée de différance, me semble-t-il, continue de renvoyer à deux pôles, à un entre-deux. Jean-Marc Larrue propose de le penser comme performance.

Si l'on assume cette seconde perspective, dans le domaine des technologies, l'interface n'est plus une médiation entre deux choses. L'interface est la seule réalité : les deux pôles sont un produit de l'interface, un après-coup de l'interface. Il n'y a pas de médiation car l'idée même de médiation est une abstraction faite après que l'action se soit produite dans l'interface. Dans ce sens, le web n'est pas un média : il est un espace d'action. Il n'est pas immatériel : il le serait si l'on pensait qu'il fait le lien, l'entre-deux, entre deux choses matérielles. Il est matériel car il est le mouvement, l'action. Pour aller dans ce sens : j'ai essayé de définir le web comme espace d'action dans mon article Auteur ou acteur du web. Alexander Galloway propose une analyse des interfaces qui me semble aller dans la même direction dans son livre The interface effect.

Si l'on s'en tient à cette idée, il n'y a plus d'entre-deux, tout simplement parce qu'il n'y a pas de "deux", et il n'y a plus de média. D'une part parce qu'il n'y a pas de médiation et de l'autre parce qu'il n'y a pas plusieurs médias différents et opposés. Il n'y a que l'action, la performance qui se fait dans le continu du réel. Ce n'est que pour les besoins de notre langage que nous cristallisons ces expériences de performance avec des noms - des arrêts sur image, des après-coups : radio, télévision, web ou théâtre.

Il n'y a que le mouvement, la performativité, l'action, l'interface. La pensée qui essaie d'adopter ce point de vue est ce que j'appelle métaontologie. La métaontologie, comme l'exaiphnes de Platon, est une ontologie qui sort des ontologies et des essences et qui essaie de s'échapper de la penser essentialiste. On pourrait dire qu'elle est entre les ontologies, mais en réalité elle n'y est pas, elle est ailleurs, elle est dans un vide, dans une dimension où il n'y a pas de définitions, mais seulement des performances.

 

 

 

 

 

 

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