Faut-il se déconnecter ? Moi, je vais en bateau...
Il a été récemment question de se déconnecter pour redécouvrir quelque chose que l'hyperconnexion nous aurait enlevée. C'est l'expérience de Paul Miller, c'était, avant, celle de Thierry Crouzet.
J'avoue que je n'avais jamais trop compris ce que recherchaient au juste ceux qui se déconnectaient. L'hypothèse de Miller, rechercher la réalité, me semblait particulièrement incompréhensible. S'il y a bien un effet clair du web, c'est celui de l'hyperréalité. La connexion permet d'amplifier la réalité, elle ne la cache pas. Et, en effet, c'est ce qu'a constaté Miller à l'issue de son expérience : si vous recherchez un contact avec la réalité, la déconnexion ne vous donnera qu'une déréalisation. La réalité c'est le Net.
L'idée de Crouzet me parle davantage : dans son récent billet Quelle idée stupide de se déconnecter pour retrouver le réel, il critique l'approche de Miller et résume la sienne. Il cite trois expériences qui seraient rendues plus difficiles par le Net : les temps longs, l'ennui et ce qu'il appelle "le sentiment océanique".
Il ajoute que ce sont des expériences qui se sont manifestées pour lui, de façon intense, après ses 28 ans et que c'est peut-être pour cela que Miller ne les a pas vraiment identifiées.
Or, je rebondis sur ces réflexions parce qu'il y a justement là quelque chose qui résonne fortement avec ma propre expérience.
Premier constat : la disparition de l'ennui. Je suis actuellement dans un bus entre Québec et Montréal et nous sommes dans un bouchon. Je viens de me réveiller et avant que l'ennui ne se manifeste, je sors mon ordi, me connecte, tombe sur le billet de Thierry Crouzet… Pas le temps de s'ennuyer, en effet. Et je suis d'accord que l'ennui est une expérience qu'il faut vivre car c'est dans le vide de l'ennui que la créativité se manifeste.
Autre constat, plutôt politique : la connexion continue nous transforme en machines de travail. Je ne sais plus quelle statistique montrait une augmentation énorme de la productivité des cadres depuis qu'ils travaillent connectés, car ils continuent à travailler à tout instant. Il n'y a pas de vacances possibles parce qu'il n'y a jamais de vide. Et si la vacance est justement le vacuum, il n'y a pas de place pour ce vide dans la plénitude du Net. C'est également un problème pour qui souhaite créer des espaces alternatifs, des espaces de résistance.
Dernier constat : depuis quelques années, je suis de plus en plus passionné de bateau. J'essaie de passer le plus de temps possible au large. Sur le bateau, il n'y a pas de connexion - et je n'ai pas de téléphone intelligent. Mais ce n'est pas la chose la plus importante... je crois qu'il y a un rapport - plus que métaphorique - entre ce que Crouzet appelle "sentiment océanique" et ce que je cherche dans mes navigations.
Le bateau nous met en contact avec un univers qui nous absorbe. A bord, on vit de façon très intense. De plus, la voile est l'activité privilégiée des temps longs mais aussi de l'ennui. Car ceux qui aiment vraiment le bateau aiment aussi beaucoup la "pétole", l'absence de vent qui fait passer des journées oisives et vides.
Or, la question qu'il faut poser - et que pose Crouzet à la fin de son billet - est : comment retrouver ce sentiment et ces expériences dans l'espace numérique ? Car le bateau, comme la déconnexion, est une évasion mais non une réponse concrète au problème. Nous vivons dans un monde numérique et partir en vacances est sans doute important, mais seulement si, ensuite, cela peut produire quelque chose, peut être le début d'une action réelle - et donc, justement, connectée.
Je n'ai évidemment pas de réponse à cette question, mais quelques pistes de réflexion. Dans mes pratiques, j'essaye de s'interroger sur ces expériences de "vacances" - et celle du bateau en particulier - pour comprendre ce qui pourrait leur correspondre dans l'espace numérique. Est-ce que l'on peut aussi "naviguer" sur le web ? Oui, bien sûr. Mais naviguer vraiment, en mettant en question le rythme et l'espace imposés ainsi que les autoroutes numériques qui canalisent nos parcours. Est-il possible de dériver sur le web ? En retrouvant des temps longs et aussi de l'ennui ? Du vide ? Et donc de la créativité ? De la liberté ?
Je crois que je ne suis pas le seul à me poser la question. Un exemple me frappe en particulier : celui de la littérature. En général, la littérature a toujours eu ce rôle de réappropriation du temps et de mise en question des rythmes et du plein imposés par les normes sociales. La littérature sur le web le fait de façon assez évidente. En particulier, une série d'expériences littéraires en ligne s'approprient la métaphore du parcours-navigation et la réinterprètent. Des topoï comme celui de la flânerie, de la déambulation et - on remonte sur le bateau - de la dérive réapparaissent et s'imposent. Il s'agit de forcer le Net à être lui-aussi un espace comme la mer - et donc un lieu où l'on peut retrouver l'ennui, les temps longs et le sentiment océanique. Je pense par exemple à Cécile Portier et à son Étant donnée, à Victoria Welby et à ses dérives, à Pierre Ménard et à ces dérives (ou à ses promenades newyorkaises) à mettreausecret et ses filatures (Mettreausectret qui a d'ailleurs récemment disparu en effaçant toutes ses traces... autre pratique troublante qui peut être utilisée pour retrouver la mer dans le Net). C'est aussi ce que j'essaie de faire avec mes Navigations - dont j'explique ici le nom...
En somme : je suis tout à fait d'accord avec la conclusion de Crouzet, "nous devons nous reprendre en main". Je crois beaucoup à la force normative de nos pratiques et pense que le web est assez liquide pour que nous puissions lui donner nous-mêmes des formes. Et que c'est dans cette direction qu'il faut aller en rentrant d'une croisière ou en rebranchant son modem.