Conjonctures médiatrices et salles de cinéma

Alexander Galloway, André Gaudreault, cinéma, conjoncture médiatrice, Élisabeth Routhier, intermédialité, Jean-Marc Larrue, Métaontologie

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Quelques notes pour ma présentation dans le colloque Où (en) est le cinéma? (Montréal 05-05-2017). Je remercie Thomas Carrier-Lafleur de m'avoir invité. Je remercie beaucoup aussi Élisabeth Routhier: les discussions avec elle m'ont permis de structurer les hypothèses que je présente et elle m'a aussi aidé dans la rédaction de ces notes.

L'objectif de ma présentation est d'introduire la notion de "conjonctures médiatrices", que j'ai développée avec Jean-Marc Larrue, et de voir si et comment elle peut être utile dans le domaine des études cinématographiques.

L'idée de conjonctures médiatrices se situe dans la continuité de l'histoire des media studies et en particulier des approches intermédiales. Jean-Marc Larrue (2014) raconte cette histoire en en identifiant les étapes comme un éloignement progressif de l'essentialisme médiatique. En deux mots: l'idée qu'il y ait des "médias", séparés et reconnaissables est profondément mise en question par les approches intermédiales jusqu'à arriver à nier la pertinence du mot "média". C'est ce que Jean-Marc appelle la "période post-médiatique". Au lieu de parler de médias, on commence plutôt à parler de médiation - c'est le cas par exemple de Galloway (2012). Le fait de parler de médiation permet de ne pas dessiner des frontières précises entre les médias. Il y a de multiples situations de médiation qui ne sont pas nécessairement reportables à des domaines médiatiques déterminés. Par ailleurs, le passage de média à médiation souligne la nécessité de se concentrer plus sur les actions que sur l'objet.

La métaphore - qui n'en est pas vraiment une - que j'utilise pour décrire cette situation, est celle du banc de poissons: où est-ce qu'il commence et où est-ce qu'il finit? Pour le comprendre faut-il analyser le comportement de chaque poisson? Ou est-ce plutôt la forme du banc qui détermine le comportement des poissons? Le parallèle étant: est-ce qu'un film est un film parce qu'il respecte les règles du "média" cinéma, ou est-ce que le cinéma est le cinéma parce qu'il est fait par l'ensemble des films? Mais encore: la forme du banc dépend de l'environnement: des marées, des courants, de la présence de prédateurs...

La situation qui se produit lors de l'émergence du banc de poissons fait comprendre la complexité des situations de médiation. En effet: est-ce qu'on peut parler d'une médiation? Comment l'identifier en tant qu'unité? Il y a plutôt une multiplicité presque infinie de forces en jeu. En plus, ces forces ne sont pas immobiles et statiques: elles changent, elles sont en mouvement. Le banc de poissons reste un banc de poissons, mais il ne reste jamais le même. Les frontières du banc de poissons sont arbitraires puisque sont arbitraires les forces en jeu qu'on peut identifier et prendre en compte. On pourrait penser le banc de poissons en se concentrant sur un poisson, sur 100 poissons, sur l'environnement où se trouvent les 100 poissons, sur la mer en général pour étudier les courants, les températures de l'eau, etc.

Cette posture interprétative permet certes d'éviter l'essentialisme médiatique, mais elle risque de rendre impossible une analyse pertinente des caractéristiques d'une situation de médiation particulière: tout est médiation, il n'y a pas de frontières... mais alors, par exemple, peut-on dire quelque chose sur le cinéma?

"La notion de conjonctures médiatrices nous permet de trouver la voie médiane entre l’essentialisme et l’anti-essentialisme et donc de ne pas réduire les pratiques médiatiques à des unités définies et prédéterminées et de les considérer comme des dynamiques mouvantes, sans pour autant renoncer à la possibilité d’identifier des caractéristiques spécifiques de ces pratiques. En complétant l’affirmation de Galloway selon laquelle il n’y a pas des médias, mais seulement des médiations, on pourrait dire qu’en réalité il n’y a pas des médiations – singulières et identifiables – mais que des conjonctures médiatrices." (tiré du livre co-écrit avec Jean-Marc, à paraître)

Que sont donc les conjonctures médiatrices? Ce sont des conjonctures dynamiques de forces en jeu au moment de l'action - à savoir au moment où quelque chose se passe. Les conjonctures médiatrices sont toujours en mouvement, toujours plurielles, ouvertes, car leurs frontières ne sont pas définies. Elles ont un aspect performatif, car elles sont les forces qui donnent lieu à l'action et elles ont un aspect collectif, car elles impliquent toujours une collectivité d'agents.

Le principe principal qui régit les conjonctures médiatrices est le fait qu'elles surgissent au moment de l'action. On ne peut parler de conjonctures médiatrices qu'en se plaçant au moment où se passe ce qui se passe. Cela implique ce qu'avec Ollivier Dyens on peut appeler "stigmergie". En biologie, la stigmergie est la relation récursive entre le comportement de certains animaux et leurs environnements: notamment ce qui arrive dans le banc de poissons ou alors dans la construction d'une ruche ou d'une termitière. La termitière est le fruit du mouvement des animaux, mais le mouvement des animaux est déterminé par la forme de la termitière. De la même manière, les conjonctures médiatrices sont à la fois le contexte des actions et le résultat de ces actions: une salle de cinéma est ce qui rend possible par exemple la réception d'un film, mais elle n’est une salle de cinéma que parce qu'il y a un film projeté et des spectateurs qui le regardent.

Quelles sont donc les forces qui composent les conjonctures médiatrices? Il n'est pas possible d'en donner une liste exhaustive - justement à cause de la nature plurielle et ouverte des conjonctures médiatrices; mais on peut identifier:

Mais venons maintenant aux salles de cinéma. Elles sont l'espace architectural où se produit l'action de la projection. Elles semblent donc être un élément fondamental pour comprendre le fait cinématographique en tant que conjonctures médiatrices. En premier lieu, il faut souligner que la question du rôle des dispositifs de réception dans la définition de ce qu'est le cinéma est aujourd'hui particulièrement actuelle à cause de la multiplication de ces dispositifs (cf Klinger and American Council of Learned Societies (2006)). La télévision et la vidéocassette ne sont plus les seuls concurrents de la salle cinématographique: écran d'ordinateur, tablette, téléphone, DVD, YouTube, Netflix, fichiers de tout type partagés de mille façons différentes.

La théorie du cinéma a souvent pris en compte le fait que les conditions de réception font partie intégrante du cinéma (pour un panorama sur la question cf. le bon mémoire de Thibodeau (2015)): que l'on pense à l'idée de transparence de la salle de Metz (1984) et Barthes (1975) ou aux théories d'Odin (2011) selon lequel l'analyse des dispositifs de réception est nécessaire pour comprendre la nature de l'objet cinématographique.

La critique antiessentialiste nous fait comprendre qu'une analyse qui se limiterait à prendre en compte l'oeuvre (et qu'on pourrait définir "immanentiste") nous ferait rater la spécificité du cinéma comme dispositif de médiation. Ce n'est pas à partir des oeuvres seules que l'on peut induire une spécificité du cinéma: comme dans le cas du banc de poissons qui ne peut pas être réduit à l'ensemble des poissons. La critique antiessentialiste nous dit que la spécificité du cinéma ne vient ni avant, ni après les oeuvres: c'est là une modalité de cette relation stigmergique qui fait que la médialité cinéma permet les oeuvres, qui elles-mêmes tissent et assurent le devenir du Cinéma. Il est évident - et par ailleurs, la polysémie du mot, qui signifie à la fois le média et le lieu, le suggère - que les conditions de réception et les dispositifs techniques impliqués dans la réception ont un rôle fondamental. Le cinéma, c'est aussi une salle de projection". Comme le montrent, par exemple, Gaudreault (2000), Véron (2013) et Odin (2011), par ailleurs, le cinéma, comme tout média, est aussi une institution: il ne peut être compris que dans le cadre d'une série de pratiques sociales qui en permettent l'appropriation et l'interprétation. Et encore, le cinéma est fait par des dispositifs techniques et technologiques.

Mais ces aspects ne sont pas suffisants et c'est pourquoi l'idée de conjonctures médiatrices inclut une somme d'autres forces dont les principales ont été nommées plus tôt. À ces aspects, il faut donc ajouter qu'on ne peut parler de cinéma en dehors d'une - ou plusieurs - situation d'action déterminée: le cinéma ne peut exister qu'à partir de moments concrets où on fait cinéma: il faut se placer au moment de l'action. La projection en salle - une projection particulière qui se fait à un moment particulier - est un point d'émergence des conjonctures médiatrices qui peuvent être analysées en tant que "cinéma". Il faut être, par exemple, dans une salle au moment où le film est projeté pour qu'il y ait du cinéma. On pourrait aussi être dans un tournage, bien évidemment, ou dans un colloque sur le cinéma... mais toujours dans une situation concrète où se déploient les conjonctures médiatrices: la salle de cinéma n'est qu'un exemple de l'action-cinéma - mais un exemple très paradigmatique. De cette remarque, on peut déduire qu'il y a une pluralité de cinémas: il y a autant de conjonctures qu'il y a de regards, autant qu'il y a d'actions-cinéma. C'est ce que j’ai défini comme l'ouverture des conjonctures médiatrices. Et il est encore évident qu'il y a toujours des collectivités impliquées - les spectateurs, les acteurs, les critiques...

Quelques conclusions. Penser le cinéma comme ensemble de conjonctures médiatrices permet de penser le cinéma hors d'une conception essentialiste du média - qui aurait l'inconvénient de cristalliser des pratiques médiatiques en mouvement en un objet stable et finalement abstrait. En revanche, il y a autant de cinémas qu'il y a d'actions-cinéma. Autant de cinémas qu'il y a de regards. Mais le fait que les situations concrètes d'émergence du cinéma puissent être analysées comme convergence de forces en action nous permet de définir le périmètre d'analyse et de fonder notre discours sur une situation dont les frontières sont claires non pas parce qu'elles font partie de l'objet analysé, mais parce qu'elles ont été déclarées par celui qui propose l'analyse. Autrement dit, c'est l'analyse/le regard qui est performative/performatif et l'analyste doit en être conscient. Ainsi, peut-on parler d'une projection particulière d'un film particulier, depuis le point de vue d'un spectateur particulier, ou alors parler du film lui-même en faisant abstraction de la salle et des conditions de réception, ou encore, parler du rapport entre plusieurs films et plusieurs projections, mais aussi prendre en compte le rapport entre une projection déterminée, l'architecture d'une salle et les conditions politiques du lieu où la projection se produit...

Que signifie cette pluralité de possibilités? Est-ce seulement une pluralité d'approches épistémologiques ou alors correspond-elle à une multiplicité ontologique des objets que nous observons? C'est la question qui est aujourd'hui au centre de mes intérêts de recherche et que j'essaie de penser avec la notion de métaontologie.

Bibliographie #

Barthes, Roland. 1975. “En sortant du cinéma.” Communications 23 (1): 104–7. doi:10.3406/comm.1975.1353.

Galloway, Alexander R. 2012. The Interface Effect. Cambridge, UK ; Malden, MA: Polity.

Gaudreault, Philippe, André; Marion. 2000. “Un Média Naît Toujours Deux Fois.” Sociétés & Représentations 9: 21–36. https://www.dropbox.com/s/8ru9nrty1fkz8hq/Gaudreault%20%26%20Marion.pdf?dl=0.

Klinger, Barbara, and American Council of Learned Societies. 2006. Beyond the Multiplex: Cinema, New Technologies, and the Home. Berkeley: University of California Press. http://hdl.handle.net/2027/heb.08023.

Larrue, Jean-Marc, and Giusy Pisano, eds. 2014. “Du Média à La Médiation : Les Trente Ans de La Pensée Intermédiale et La Résistance Théâtrale.” In Les Archives de La Mise En Scène: Hypermédialités Du Théâtre, 29–56. Arts Du Spectacle. Images et Sons. Villeneuve-d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/13227.

Metz, Christian. 1984. Le Signifiant Imaginaire: Psychanalyse et Cinéma. Paris: C. Bourgois.

Odin, Roger. 2011. Les Espaces de Communication: Introduction à La Sémio-Pragmatique. Grenoble: Presses universitaires de Grenoble.

Thibodeau, Simon. 2015. “Expérience hétérotopique du cinéma : approches théoriques et historiographiques du cinéma en salle.” PhD thesis. https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/12523.

Véron, Éliséo. 2013. “De l’image sémiologique aux discursivités, From the semiotic image to discursivity.” Hermès, La Revue, no. 13 (October): 45–64. http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=HERM_013_0045.

Alexander Galloway, André Gaudreault, cinéma, conjoncture médiatrice, Élisabeth Routhier, intermédialité, Jean-Marc Larrue, Métaontologie Numérique