Chapitre et granularité numérique

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Le 2 novembre 2017, je vais participer au colloque Les Avatars du Chapitre : division narrative et histoire des supports, organisé par Ugo Dionne. Voici quelques notes pour préparer ma présentation. Ma réflexion est née d'une série d'échanges que j'ai eu dans mon labo - en particulier avec Nicolas Sauret - et avec François Bon - que je remercie beaucoup pour son temps Skype et pour son enthousiasme.

Les technologies numériques ont souvent été associée à la liquidité, à la continuité, au flux. Que l'on pense à la métaphore de la mer, présente dans l'idée de "navigation" (surf en anglais), à la notion de "temps réel", à l'instabilité - apparente - de tout contenus publié sur le web. Tout passe, tout est fluide, il n'y a pas de frontières nettes, il n'y a pas d'unité discrète, on est dans le continu.
Or, en réalité, l'essence même du numérique est opposée à cette vulgata: le fait numérique est avant tout une discrétisation globale du monde. Le continu du réel est transformé en unités discrètes: c'est le fondement de la calculabilité. Tout est finalement réduit à une série discrète d'unités atomiques.

Cette ambiguïté entre continuité et discrétisation, entre flux et unité, n'est pas une caractéristique spécifique du numérique: je crois qu'on devrait plutôt la penser comme une caractéristique du rapport des êtres humains au monde en général. C'est la thèse que je défend notamment dans S'orienter dans le virtuel.

Ce qui arrive avec le numérique est que les rapports entre continu et discret sont renégociés, restructurés sur d'autres bases. La négociation entre continu et discret peut être comprise avec le concept de granularité: l'idée selon laquelle, pour chaque unité continue, on peut choisir de façon plus ou moins arbitraire des parties que l'on considère comme non-divisibles, des grains qui, rassemblés, donnent origine au tout. Or, puisque les dispositifs de gestions de ces rapports constituent la base des processus d’institutionnalisation, il est indispensable d'essayer de les saisir. La notion de chapitre peut être interrogée comme un exemple de négociation des rapports entre continu et discret et son changement à l'époque du numérique peut nous révéler quelque chose sur les enjeux institutionnels du fait numérique en général - et plus spécifiquement en littérature.

Le chapitre est en même temps une unité de sens et une partie d'une unité de sens plus grande. À ce titre le chapitre est une unité de granularité: un grain. Un roman est une unité qui a une granularité dont l'unité est le chapitre. Quelle est la fonction de cette granularité? Elle a à la fois la fonction de rendre maniable le tout - dans le cas d'un roman, de le rendre lisible -, et la fonction d’institutionnaliser le tout dont elle est l'unité. Le roman, en tant que totalité des chapitres est une unité finie, stable, reconnaissable et, finalement, légitime.
Il faut souligner que la granularité-chapitre permet, à travers ce processus d’institutionnalisation, aussi une légitimation - et un sens - à des pratiques qui jouent avec cette granularité: dans le cas du roman, par exemple, la forme feuilleton qui stabilise et rend reconnaissable une particulière appropriation de la granularité, différente de celle de la publication du livre. On peut publier des chapitres séparés, dans une publication en série, justement parce que les chapitres sont des unités en tant que tels, ils ont donc un certain degré d'indépendance et d'autonomie.
La granularité-chapitre est ainsi la base des formes possibles d'écriture et elle permet des modes particulier d'édition et de publication.
La stabilisation et la structuration d'une certaine forme de granularité permet par ailleurs la reconnaissance symbolique liée à une certaine forme de publication.

C'est pour cette raison qu'il est nécessaire de comprendre ce que devient le chapitre - en tant que stabilisation d'une granularité - dans les environnements numériques. Où sont les unités de sens atomiques? Comment peut-on les structurer? Quels types d'appropriations de ces granularités sont possibles?

La relative nouveauté des pratiques d'écriture numérique implique qu'il n'y a pas de granularité stable: on peut fragmenter la continuité apparente du numérique comme on veut, au moins jusqu'à arriver à l'unité la plus simple qui est celle du 0 et du 1. Car la seule limite à l'identification de "grains" est celle-là: la réduction totale de toute unité en une série d'unités discrètes faites de signaux électriques.

Pour éviter un sentiment de désorientation totale, provoqué par cette possibilité presque sans limites de définir la granularité dans les environnements numériques, on essaie souvent d'appliquer au support numérique des caractéristiques de granularité du support papier. C'est un phénomène de remédiation des concepts du papier: la notion de page, par exemple, est réutilisée dans le web, en reproduisant une série d'affordances du papier sur l'écran (le swipe sur tablette, par exemple). Il est facile de repérer le même phénomène de remédiation en ce qui concerne le chapitre: les chapitres dans les fichiers epub, le chapitrage des vidéos...

Établir des paradigmes de granularité signifie établir des formes d’institutionnalisation des contenus numériques. Pour faire un exemple: l'unité article est à la base de nos pratiques de chercheurs. Nous savons que nous pouvons considérer un article scientifique comme une unité de connaissance stable: il est citable, il ne change pas, il est repérable. Dans le cas d'un texte numérique cette stabilité disparaît dans quelque chose qui pourrait sembler un flux continu et cela nous donne l'impression de manque d'institutionnalité de ce contenu: il change, il est apparemment impossible de le reconnaître et de le citer de façon stable car il peut être modifié entre le moment où on l'a cité et le moment où un autre lecteur le lira. C'est pourquoi Jean-Claude Guédon propose de mettre en place d'autres unités granulaires pour la stabilisation de la connaissance, ce qu'il appelle les "crystals of knowledge", des cristaux de connaissance qui pourraient être compris comme les unités de sens stables qui remplaceraient les articles. Ces grains peuvent être des phrases, des annotations, des thèses, des commentaires, des données.

Or, si la discrétisation du flux numérique implique la possibilité de l'institutionnalisation et de l'attribution de valeur symbolique aux contenus, il est fondamentale de comprendre quels paradigmes nous pouvons proposer et aussi qui sont les acteurs qui participent à l'établissement de ces paradigmes.
Pour le chapitre papier, ces acteurs ont été les protagonistes de l'institution éditoriale et littéraire. Qui sont ces protagonistes dans l'environnement numérique?

Il est d'abord nécessaire de souligner que les producteurs de contenus - écrivains, vidéastes, artistes, blogueurs, webmasters... - jouent un rôle fondamental dans la création de paradigmes de granularité. Ils sont portés à inventer de modes de granularité pour gérer leurs plateformes. La question est de savoir: quelle est l'unité minimale? Mais aussi: quel est le tout dont cette unité est l'unité? Car, s'il est évident que l'on peut continuer l'opération de réduction jusqu'à arriver au 0 et au 1, il est aussi vrai, de façon symétrique, que l'on peut éloigner notre regard pour prendre en considération un tout de plus en plus large: l'oeuvre peut-être une page, un site, un ensemble de sites, le web tout entiers ou finalement le monde lui-même.

Les granularités proposées par des producteurs de contenus établissent des modes de production, de publication et finalement d'existence des documents. Prenons l'exemple de la littérature: Pierre Menard met en place un projet dont le principe est une écriture par fragments de 1001 caractères (Lignes de désir). L'autofictif d'Éric Chevillard propose des courts triptyques - d'une dizaine de lignes - chaque jour: nous en sommes presque à 3500 (en octobre 2017). Ces fragments sont des unités dont la taille est établie à la fois par un rythme d'écriture - un texte par jour - un rythme possible de lecture - une lecture rapide, de l'usager du web qui flâne entre de millions de contenus - une structure d'écriture - le triptyque, les 1001 caractères. Ces unités règlent la forme d'écriture et mettent en place des possibilités d'unités maximales de sens: le projet (par exemple Lignes de désir), le site entiers (liminaire.fr ou l'autofictif), mais aussi des ensembles de sites - les sites de tous les auteurs francophones auxquels on accèdes dans le même environnement numérique, via les mêmes communautés - ou le web tout entier - c'est d'ailleurs ainsi que fonctionne notre expérience de lecture. Mais il y a aussi d'autres formes d'unités maximales: les livres papier que les écrivains produisent à partir de leurs écritures numériques (c'est le cas pour L'autofictif), les chaînes Youtube - comme celle de François Bon où on retrouve l'écriture quotidienne typique de son site-oeuvre Le tiers livre et où se tissent des agencements entre différentes écritures, entre fragments de différentes natures médiatiques.

François Bon joue avec de différentes formes de granularité: la page, la vidéo, le projet - des ensembles qui deviennent des touts organiques, composés par des granularités multiples, mais dont la structure garantit l'unité - le site entier - l'ensemble des plateformes (Spip, Facebook, Twitter, Youtube, Instagram...).

Mais les producteurs de contenus ne sont pas les seuls acteurs de cette négociation du rapport entre fragments et unités. Les contenus numériques sont constamment repris, réagencés, réorganisés par toute sorte d'instance, humaine ou algorithmique. Les communautés s'approprient les contenus, les repostent, par exemple, dans un réseau social comme Facebook ou Twitter: le contenu est reformaté dans une autre forme de granularité - le Tweet ou le post Facebook - réorganisé à l'intérieur d'une autre totalité. Et les moteurs de recherche, à leur tour, reprennent les même contenus, les remettent dans un ordre numéroté - la liste des résultats - et "rechapitrent" le tout du web dans des nouvelles formes.

Dans ce sens, il me semble que notre concept d'éditorialisation peut être utile: l'éditorialisation est l'ensemble des dynamiques qui structurent l'espace numérique: c'est par ces dynamiques - collectives, algorithmiques, impossibles à contrôler par un individu - que se fait la négociation du rapport entre unités de sens. C'est l'éditorialisation qui redéfinit le chapitre, qui le réinvente.

Ce qui était l’apanage des éditeurs devient le résultat d'une conjoncture de forces: la volonté des producteurs de contenus, l'affordance des plateformes, les pratiques des communautés, l'activité des algorithmes...

La question qu'on peut se poser est donc: quels formes d'institutionnalisation se mettront en place dans le futur?

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