« C'est quoi, moi ? » La question de l'identité d'Athènes à la Silicon Valley

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L'amie et collègue Sophie Marcotte m'a très gentiment invité à donner une conférence au laboratoire NT2-Concordia dans le cadre du Cycle de conférences en résonances médiatiques 2014-2015. Ici, les détails.

Ma conférence portera sur mes réflexions sur la question de l'identité - réflexions que j'ai publiées dans mon livre Égarements. Amour, mort et identités numériques (Hermann, Paris, 2014). Le livre est disponible en accès libre ici ou en version papier ici.

Comme d'habitude, voici quelques notes en préparation de mon intervention. Ce sont des notes: elles peuvent être un peu ésotériques - je n'explique pas les concepts que j'utilise. Mais tout est très bien expliqué dans mon livre !

egarements

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Je vais commencer par payer une dette. En novembre 1998, j'étais étudiant en première année de philosophie à l'Université de Pise. Un lundi matin - si je ne me trompe pas - à 9h, j'entrais, enthousiaste et un peu apeuré, dans une salle de classe du Palazzo Ricci pour suivre probablement mon premier cours universitaire: celui de littérature allemande donné par Luciano Zagari. Le cours s'intitulait «Fine della vita, finale del testo», Fin de la vie, fin du texte. J'en ai parlé dans deux de mes navigations. (Mon livre Navigations est publié chez publie.net). Le cours était passionnant: une analyse du sens de la fin de la vie par rapport à différents personnages de la littérature mondiale, de la Bible à Thomas Mann en passant par Homère, Shakespeare, Goethe... C'est à partir de ce que m'a laissé ce cours que j'ai développé les réflexions qui sont l'objet d'Égarements.  Je n'ai jamais pu remercier Luciano Zagari: il est mort en 2008.

Ce lundi de novembre, il était entré dans la salle de cours avec une pile de livres sur les bras. Les livres étaient tombés et pendant qu'il les ramassait, il avait dit: «Pour donner ce cours, j’ai pensé qu’il était nécessaire d’attendre la fin de ma vie.» Pourquoi fallait-il attendre la fin de sa vie? Parce que l'on ne peut pas faire un bilan avant la mort:  comme le dit Solon à Crésus (Hérodote, Histoires I, 32), c'est seulement après la mort qu'on peut décider si l'on a été heureux et, finalement, seulement après la mort qu'on peut vraiment dire qui on est. Avant, tout est vicissitude, tout change, il n'y a donc pas d'identité possible, car l'identité présuppose quelque chose de saisissable et stable.

Voici le constat à partir duquel démarrent mes réflexions : l'identité est une quête, et cette quête est toujours destinée à rester inachevée jusqu'au moment de la mort. C'est le paradoxe fondamental de l'identité, on ne peut la saisir que lorsqu'on n'est plus là. S'identifier implique une disparition, mais la disparition implique la fin de ce qui est identifié.

La question de l'identité me semble être l'une des questions les plus importantes pour chacun d'entre nous. Peut-être la plus importante, peut-être la seule qui compte vraiment. «C'est quoi, moi?» C'est ce à quoi chacun cherche continuellement à répondre, sans succès, à cause de ce paradoxe. Cette impossibilité de réponse donne lieu à ce que j'appelle l'angoisse de l'individuation: la recherche réitérée et toujours en échec d'une autodéfinition. Cette recherche est le fait de la condition humaine depuis toujours: comme je le dis dans le titre de cette intervention, d'Athènes à la Silicon Valley, la question est la même, les structures sont identiques. En ce sens, le numérique ne révolutionne rien: nous nous posons la question de qui nous sommes sur Facebook comme dans une tragédie grecque. Ou, pour être plus précis, si nous voulons comprendre quels sont les enjeux de l'identité à l'époque du numérique, il est nécessaire de comprendre d'abord quels sont les enjeux de l'identité en général. C'est là une de mes thèses de départ.

Mais essayons de mieux comprendre pourquoi la question «c'est quoi, moi?» est paradoxale et ne peut pas avoir de réponse. Cela est en réalité dû à deux raisons:

1. L'identité est diachronique, elle est en mouvement et n'est donc pas saisissable avant la fin de ce mouvement. Mais la fin de ce mouvement est la mort, à savoir la fin de l'existence de ce qui doit être identifié. On ne peut identifier quelque chose que lorsque cette chose n'est plus là.

2. L'identité est une question spatiale: pour m'identifier, il faut que quelqu'un puisse prendre ma place pour voir le monde avec mes yeux. Mais cela est impossible tant que j'occupe cette place. Il n'est possible que quelqu'un prenne ma place que lorsque je ne suis plus là pour l'occuper.

Ce sont ces deux impossibilités qui déclenchent l'angoisse de l'individuation. Pour essayer d'apaiser cette angoisse, j'ai deux solutions:

1. Essayer de prendre la place de l'autre pour me voir avec ses yeux, pour m'objectiver, pour me cerner - c'est ce qu'on peut appeler l'«amour».

2. Accepter la disparition, laisser ma place à l'autre pour être identifié - c'est ce qui arrive avec la mort.

L'amour et la mort sont donc deux stratégies d'identification, dont je tiens compte dans leur aspect purement formel (en analysant leurs structures logiques et non leur contenu).

L'amour est un mouvement autonome tandis que la mort est plutôt un mouvement hétéronome. Je m'explique: en allant vers l'autre pour prendre sa place, j'essaye d'être maître de mon identité, de m'identifier moi-même, d'être le protagoniste de mon action d'identification. J'essaie d'imposer mon récit à l'autre, pour qu'il y ait une seule version de mon identité. Ce mouvement peut prendre plusieurs formes - que j'ai appelées (cf. Égarements) «amour-fusion», «amour-poursuite», «amour-proximité», «amour-fuite», «amour-immobilité». Ce sont des façons différentes d'aller vers l'autre pour essayer de prendre sa place. L'amour est une tendance à occuper l'espace, à s'étaler dans l'espace. C'est donc une tendance à la production de soi, une production autonome qui se retrouve très clairement dans les différentes formes d'identité virtuelle: je me produis en tant qu'autre - en tant que profil, en tant qu'avatar, en tant que pseudonyme, en tant que personnage. De cette manière, j'essaie d'être à la place de l'autre, d'occuper un espace à partir duquel je peux me voir. Mais l'amour est nécessairement un échec, car ce mouvement se révèle toujours limité par l'impossibilité d'être à la place d'un autre. On peut se rapprocher, mais jamais occuper vraiment la même place. Si le web donne des possibilités inédites (j'ai l'impression de pouvoir occuper plusieurs espaces en même temps), en réalité, la rupture entre des espaces différents revient toujours. Je suis disséminé, je suis incohérent, plusieurs identités virtuelles peuplent l'espace et je ne peux pas m'identifier.

La mort est une structure hétéronome, car je ne suis plus acteur de mon identification: je me laisse identifier en laissant ma place vide. Paradoxalement, c'est dans cette structure que l'identification peut réussir, mais seulement si je suis près à payer le prix de la disparition. Ce sont les autres qui prennent ma place et qui m'identifient. C'est l'histoire de Tellus que Solon raconte à Crésus. Tellus est la place vide qu'il a laissée sur le champ de bataille et que les Athéniens (les autres) ont rempli avec une statue (Hérodote I 30). Pour la mort aussi, on peut repérer différentes formes de cette structure : je les ai appelées (cf. Égarements) «arrêt», «effondrement», «éloignement», «mort-projective». On peut retrouver plusieurs personnages littéraires qui incarnent ce types de mort (Tellus, Don Juan, Werther, Lear...). Ici aussi, le web nous offre des structures analogues: il s'agit de ce que j'appellerais l'«identité numérique», à savoir l'identité qui m'est attribuée par la machine grâce au traçage. C'est une hétéronomie absolue: c'est l'algorithme qui rassemble les traces que j'ai laissées et qui en fait une unité cohérente et stable. Cette unité, c'est un moi, hétéronome, mais bien plus unitaire et cohérent que ce que je peux produire moi-même. Cette unité est par contre aussi une cible: une cible publicitaire, par exemple, ou une unité assujettie au contrôle (c'est l'autre qui me maîtrise, car c'est l'autre qui me définit).

L'amour et la mort, l'autonomie et l'hétéronomie sont des structures qui répondent à notre angoisse de l'individuation depuis toujours: la Silicon Valley en propose sa version. Nihil sub sole novum.

 

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