Ce qui pourrait être autrement: contre les téléphones
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Je n’ai pas de cellulaire. J’abhorre les téléphones intelligents.
Plus personne n’est capable de respecter l’heure d’un rendez-vous, de programmer à l’avance que l’on se voit au parc à 15h30 et d’y être simplement, à 15h30. Ce n’est pas si compliqué pourtant. Nous sommes content.e.s de pouvoir joindre et d’être en tout temps joignables ; d’être en tout temps exploité.e.s - par deux compagnies privées.
Là n’est pas le pire. J’entends déjà mes amis - Stéphane, Michael ou Pierre - dire: regarde tout ce que l’on peut faire aujourd’hui que l’on ne pouvait pas faire avant! Vous vous méprenez et c’est ce qui me rebute le plus de ces (pas si) petits appareils: ils limitent le possible, ils ne l’élargissent pas. Ils étriquent le réel. Je parle bien des cellulaires (et des tablettes) et non du “numérique” en général. Un ordinateur - sous Linux - permet d’imaginer des environnements de travail multiples, de les adapter à nos propres besoins, à nos sensibilités, à nos esthétiques. Quel bonheur de passer trois jours à choisir la configuration de sa machine, à se demander comment on veut organiser son environnement, à l’aménager, à choisir les couleurs, les gestes, à s’interroger sur ses besoins, à rêver de ce qu’on pourrait faire dans ces environnements… Les cellulaires au contraire - et les ordinateurs propriétaires qui les imitent malheureusement - ont déterminé une uniformisation des gestes, de la pensée, des comportements, des valeurs…
Pensez-y: il suffit de déplacer de trois pixels un pictogramme ou de modifier la luminosité d’un bleu pour que les “utilisateur.rice.s” soient perdu.e.s. On cherche à tout prix un “fonctionnement intuitif”: la machine et l’ergonomie - le design? mais à la créativité bien réduite puisqu’il n’est même plus possible de définir la taille d’une icône - décident désormais ce que les utilisateur.rice.s vont faire. Car oui, en effet, il est vrai que lorsque tu dois te demander ce que tu veux faire, il faut réfléchir quelques secondes, ce n’est pas intuitif. Alors que lorsqu’on te sert le plat que “tu veux” sans besoin que tu en formules la demande, là c’est intuitif.
Mais ce n’est pas un luxe, l’intuitivité, au contraire. Si vous avez le temps et l’argent, vous choisissez l’aménagement de votre maison, chacun à son goût, en prenant du temps, en essayant d’organiser l’espace de la manière la plus intéressante, pertinente et belle pour vous. Si vous n’avez ni de temps, ni d’argent, vous prenez un catalogue Ikéa et vous prenez une maison déjà toute faite. Le triste monde dans lequel nous vivons nous fait croire que nous n’avons pas le temps pour penser, pas le temps pour jouir de la vie, pas de temps à perdre: il faut produire, le plus rapidement possible, et donc ne choisissons pas, prenons la maison toute faite, ne pensons surtout pas, car la pensée nuit gravement à la production.
Derrière ces petits boutons colorés, tous dans les mêmes teintes, avec la même esthétique - quoi de plus beau que l’esthétique d’Apple? n’ont-ils pas tout inventé? l’esthétique existait-elle avant? - c’est un monde bien gris que nous habitons. Uniforme. Dans lequel nous sommes tou.te.s habillé.e.s à l’identique comme dans un régime communiste, équipé.e.s à l’identique, répétant les mêmes gestes et adoptant les mêmes comportements, attendant une notification pour nous souvenir d’aller pisser… Et tou.te.s très heureux.ses de suivre la tendance, d’appartenir au groupe de ceux.celles qui ont le dernier iPhone dans leur (grande) poche.
La créativité et la singularité demandent des efforts, elles ne sont pas intuitives. Elles demandent même parfois de renoncer à être facilement avec les autres: ma mère ne m’écrit plus puisque je ne suis pas sur WhatsApp, le courriel est so 2010. Mais n’est-ce pas notre créativité, notre singularité et les efforts que nous produisons pour les entretenir qui ont la capacité de nous rendre libres?