Ce qui pourrait être autrement: réflexions ultérieures sur l'intuition

intuitif, Emmanuel Kant, Karen Barad, Jean-Marc Larrue, Jay David Bolter, Richard Grusin, GAFAM

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Ein Verstand, in welchem durch das Selbstbewußtsein zugleich alles Mannigfaltige gegeben würde, würde anschauen; der unsere kann nur denken und muß in den Sinnen die Anschauung suchen. Kant, Kritik der reinen Vernunft, Die transscendentale Analytik, 17

Un entendement dans lequel, par la conscience de soi, tout le divers serait simultanément donné serait intuitif; le nôtre ne peut que penser et il lui faut chercher l’intuition dans les sens. Source

Revenons sur la question de l’intuition et de ce qui est “intuitif”. Je vais essayer d’expliquer de façon un peu plus approfondie ce qui me gêne de cette notion - peu importe comment on la résémantise.

Le mot “intuition” vient du latin et signifie “voir à l’intérieur”. Il est composé par la préposition in plus le verbe tueor. L’allemand Anschaung (utilisé par Kant, en allemand Intuition existe aussi) a la même structure (an+schauen). Ce concept désigne un rapport immédiat avec le réel: on s’empare du réel, on le saisit sans aucune médiation, et plus précisément, sans besoin de la médiation de la pensée.

Au XVIII et XIX siècles le débat autour de ce mot portait sur la question de savoir si une intuition “intellectuelle” était possible. L’intuition intellectuelle serait celle qui fait accéder au réel en soi - en termes kantiens au “noumène”. Pour Kant, comme il le dit dans le petit passage cité, ce type d’intuition est impossible pour les êtres humains. Les êtres humains ne peuvent avoir que des intuitions sensibles, rendues possibles par l’intuition a priori de l’espace et du temps. L’espace et le temps, en tant que catégories transcendantales, nous sont donnés a priori, à savoir avant toute expérience. On en a l’intuition, ce qui signifie qu’on a pas besoin d’une médiation conceptuelle pour les saisir. Ces intuitions a priori permettent ensuite les intuitions sensibles qui, pour Kant, sont fondamentalement des “perceptions”. Les intuitions sensibles nous font saisir immédiatement le particulier, mais pour passer du particulier à l’universel il est nécessaire de faire travailler la pensée: c’est la médiation du concept qui permet le passage à l’universel. Pour faire un exemple: grâce aux intuitions a priori de l’espace et du temps, je peux avoir l’intuition sensible d’une chaise particulière; “cette chaise là”. Pour ensuite arriver au concept de chaise, il faut que je pense. Il n’est pas possible d’avoir l’intuition du concept de chaise (ce qui serait une intuition intellectuelle). Certains idéalistes (Fichte et Schelling par exemple) affirment la fusion totale de la pensée et de l’Être et croient donc en la possibilité de l’intuition intellectuelle. Hegel la critique durement comme étant irrationnelle - la fusion de l’Être et de la pensée à la base de la philosophie hégélienne est garantie par le fait que l’Être est toujours déjà médié.

Ce qui me dérange de la notion d’intuition est justement l’idée d’immédiateté. D’un point de vue ontologique, je pense, avec Hegel même si de façon très différente, que l’Être est toujours médié - mais cette question est trop complexe et nous amènerait trop loin. Mais au delà des considérations ontologiques, l’idée d’immédiateté me semble dangereuse. Elle implique d’une part la croyance en un monde unitaire et monolithique et de l’autre la conviction qu’il y aurait un accès transparent à ce monde. En somme: intuition va avec immédiateté et avec transparence. Et c’est cette logique - qui a des fondements métaphysiques anciens - que nous vendent les GAFAM: l’outil parfait serait celui qui nous donne un accès immédiat au monde. Cette immédiateté ne peut qu’être basée sur l’unicité: il y a une et une seule manière pour saisir ce que le monde est en soi - car s’il y en avait plusieurs il serait nécessaire de justifier cette multiplicité avec des médiations différentes. Cela implique qu’il y a un et un seul bon outil et que le travail de conceptions devrait juste essayer de se rapprocher le plus possible de cet outil idéal.

Toute la rhétorique de la transparence et de l’immédiateté dans le domaine du numérique a été analysée entre autre par Bolter et Grusin dans leur Remediation. Understaning new media1. Avec Jean-Marc Larrue, nous avons fait une critique de l’approche de Bolter et Grusin - sur lequel par ailleurs Grusin lui-même reviendra avec d’autres publications telles que Radical mediation -, car justement nous trouvions que, dans Remediation, l’idéologie de la transparence et de l’immédiateté n’est encore pas complètement dépassée (même si ce dépassement est l’objectif des auteurs). Cette critique est dans notre livre Media do not exist.

Donc encore une fois, non, il n’y a pas d’intuition et il n’y a pas d’outils intuitifs. La notion d’intuition est dangereuse car elle pousse à oublier le fait qu’un outil porte des valeurs et que le sens est le résultat de l’ensemble des intra-actions - comme les appelle Karen Barad dans son Meeting the Universe halfway - desquelles surgissent après - comme des après-coups - les outils et aussi les êtres humains.

Il serait intéressant d’approfondir le discours de Karen Barad qui se fonde sur l’analyse de la pensée de Niels Bohr et justement donc sur le rapport entre dispositifs d’observation et phénomènes. J’y reviendrai peut-être.

  1. Cela me fait beaucoup de peine de mettre un lien vers Academia. C’est une plateforme commerciale qui travaille à détruire l’idée d’accès libre en le réduisant à une logique de réseaux sociaux gérés par des grosses entreprises. Mais malheureusement ce concept n’est pas clair pour les auteur.e.s. Et le pdf est accessible dans son intégralité ici. Faudrait dire à Grusin de le mettre plutôt sur un repo institutionnel! 

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