Ce qui pourrait être autrement: IEML et les algorithmes qui pensent

IEML, Pierre Lévy, utopie, conscience, algorithmes, syntaxe, sens, sémantique

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J’ai parlé hier de IEML (Information Economy MetaLanguage), le langage artificiel développé par Pierre Lévy. J’aimerais en dire quelque chose de plus. Tout d’abord il s’agit d’un projet titanesque: concrètement créer une langue à partir de zéro. C’est un type de projet qui m’inspire particulièrement pour son élan utopiste: créer une langue et œuvrer pour qu’elle soit adoptée. Il paraît que François Ier aurait dit, au moment d’entreprendre la construction de Chambord “Si l’on se préoccupait de l’achèvement des choses, on n’entreprendrait jamais rien”. J’en ai fait ma devise, mais Pierre Lévy dépasse tout le monde avec l’ambition de son projet. C’est ce type de démarche que j’ai en tête quand je parle du bon sens de l’utopie.

Il s’agit d’une langue avec une caractéristique particulière: elle est construite ad hoc pour que sa structure syntaxique corresponde à son sens. Pour être plus précis, IEML est construit de manière que les signifiants correspondent aux signifiés.

IEML part d’éléments sémantiques atomiques - des “primitives”, semantic primitives . Il y en a six à partir desquels on construit ensuite 3200 “morphèmes” qui expriment des notions de base. Ce sont des atomes de sens à la fois assez universels et assez précis pour que, en le combinant, on puisse produire des éléments de sens plus complexes. Les mots et les phrases sont ensuite construits en combinant les morphèmes. Cela implique qu’un mot est fait d’un ensemble d’éléments sémantiques correspondant aux signes d’IEML: syntaxe et sémantique ne font qu’un. Le sens est donc calculable, mais, on pourrait aussi dire que la manipulation de la syntaxe correspond à la manipulation du sens. Pour reprendre le discours d’hier: si penser et être conscient signifient “comprendre” un sens, alors un algorithme qui traite du IEML pense et est conscient ni plus ni moins que les lecteur.ice.s de ce billet dont, pour suivre le conseil de Turing et être poli, je veux bien croire qu’ils/elles pensent.

La compréhension de IEML n’est pas immédiate. On peut en voir l’intérêt après une présentation sommaire, mais, en ce qui me concerne, je n’ai saisi de façon plus précise les enjeux qu’en suivant une formation plus longue donnée par Pierre (elle est disponible en vidéo ici). Dans le cadre de ce séminaire nous avons dédié plusieurs séances à exprimer en IEML certains concepts - en particulier nous avons travaillé sur les mots-clés utilisés par la revue Sens public. La construction des concepts en IEML est passionnante: c’est une opération qui demande une réflexion théorique très approfondie sur le sens qu’un concept doit avoir. En d’autres mots, il s’agit de désambiguïser un concept pour être capables d’expliciter son sens. En travaillant de telle manière on se rend vite compte de l’importance de cette démarche en sciences humaines: le travail de modélisation sémantico/syntaxique d’un concept est ce qui permet de rendre un raisonnement et des argumentations “scientifiques”. (Avec Wittgenstein, on pourrait dire qu’il n’y a pas de problèmes philosophiques mais seulement de concepts ambigus). IEML devient donc aussi un outil pédagogique puissant, car il force à faire un travail d’analyse et de définition des concepts utilisés et fait apparaître de possibles paralogismes dans un raisonnement.

Vous direz: “oui, mais le beau du “sens” humain est justement d’être ambigu!” Bah… on peut évidemment aussi modéliser cette ambiguïté. “Mais alors ce qui n’est pas explicité? L’ellipse?” Vous pouvez laisser des choses non explicitées et jouer avec des ellipses même en IEML. Par contre dire que la supériorité d’une pensée soit disant humaine consisterait dans les non-dits, non explicités revient à dire que le beau de la pensée humaine c’est la non pensée…

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