Ce qui pourrait être autrement: contre les experts
Lire les autres billets de la série
Notre estime pour les savants sera à la mesure de leurs mérites, mais pour le salut de leur intellect et de leur moralité, nous ne leur accorderons aucun privilège social et ne leur reconnaîtrons pas d’autre droit que le droit commun de propager librement leurs convictions, leurs idées et leurs connaissances. Il n’y a pas lieu de leur donner, pas plus qu’à d’autres, de l’autorité, car qui en est investi devient infailliblement, selon une loi sociale invariable, un oppresseur et un exploiteur de la société.
Mais, dira-t-on, la science ne sera pas toujours l’apanage de quelques-uns, un jour viendra où elle sera à la portée de tous et de chacun. En effet, mais ce temps est encore loin et il faudra beaucoup de révolutions sociales avant qu’il arrive. Et, en attendant, qui consentira à remettre son sort entre les mains des savants, ces prêtres de la science? A quoi bon, alors, le soustraire aux curés?
Selon nous, se trompent à l’extrême ceux qui s’imaginent qu’après la révolution sociale tout le monde sera au même degré savant. La science comme telle, restera comme aujourd’hui une des nombreuses spécialisations sociales - à la seule différence que cette spécialisation n’est actuellement accessible qu’à quelques individus originaires des classes privilégiées - lors même qu’en dehors de toute distinction de classes à jamais abolies, elle se trouvera à la portée de toutes les personnes qui se sentiront la vocation et l’envie de se consacrer à elle, sans que le travail manuel rendu obligatoire pour tous ait à en pâtir.
La formation scientifique et surtout l’étude de la méthode scientifique, l’habitude de penser, c’est-à-dire de généraliser les faits et d’en tirer des conclusions plus ou moins justes, deviendront seulement le patrimoine commun. Mais il y aura toujours très peu de têtes encyclopédiques et, dès lors, de sociologues érudits. Ce serait un malheur pour l’humanité qu’un jour la pensée devînt la source et l’unique conductrice de la vie, et que la science et l’érudition fussent appelées à gouverner la société. La vie se tarirait et la société se transformerait en un troupeau anonyme et servile. Gouverner la vie par la science n’aurait d’autre résultat que d’abêtir l’humanité.
Bakunin, Étatisme et anarchie
Je ne crois pas aux experts. Je suis convaincu, en tout cas, qu’il est impossible d’appuyer des décisions politiques sur l’“avis des experts”. Et cela pour plusieurs raisons - dont certaines sont bien expliquées par Bakunin:
- Il n’y a pas une vérité, dans le domaine scientifique et du savoir, il y a plusieurs visions et interprétations du monde appuyées sur des arguments particuliers, fondées sur des méthodologies particulières. Un choix politique ne peut pas se baser sur l’avis des experts car cela signifie choisir - sans compétence particulière - entre plusieurs experts. Ce choix ne peut qu’être politique et donc il invalide l’avis.
- Les experts sont choisis par les pouvoirs - étatiques, médiatiques etc. - pour confirmer ce que ces pouvoir veulent affirmer. J’ai aussi de belles expériences personnelles sur ce sujet: dites à un.e journaliste quelque chose qu’iel ne veut pas entendre et vous êtes sûr que votre propos ne sera pas reporté et surtout que le.a journaliste en question ne vous rappellera jamais. L’expert est utilisé comme argument d’autorité pour confirmer quelque chose qui a été déjà décidé avant.
- Le principe de la liberté est d’être capable de choisir en comprenant ce qu’on choisit. Déléguer les experts - comme le dit Bakunin - ou déléguer les prêtres c’est finalement la même chose
- Les experts - pour lesquels je n’utilise justement pas de forme inclusive - sont le produit du pouvoir: privilégiés, riches, hommes, blancs dans la quasi-totalité des cas. (Oui, j’en fais partie, et en effet je fais partie des experts, même si je ne veux pas en être).
Je suis moins d’accord avec le romantisme antiscientiste du dernier paragraphe de Bakunin, mais il a quand même son esthétique - et peut-être son âge…
La liberté et l’émancipation nécessitent que les décisions politiques soient prises collectivement, en mettant tout le monde en état d’en comprendre les raisons et les enjeux, en tenant en compte les différentes visions et interprétations et sans établir en amont qu’il y a des opinions qui comptent plus que les autres.