Ce qui pourrait être autrement: éducation

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Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d’étendre ses profits pécuniaires. Il recherchait l’émancipation des arts, le sublime à bon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibles et illustra les «médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue.

Ce sont les mots que Flaubert réserve à Jacque Arnoux dans l’Éducation sentimentale et ce sont des mots que probablement le Platon de la République aurait partagé lorsqu’il parlait de la nécessaire déchéance de la démocratie en démagogie. Les médias commençaient à prendre de l’importance dans l’Europe de Flaubert, à cause de la révolution industrielle et de la “démocartisation” qu’elle entraînait. L’impression de Flaubert - après les grandes déceptions politiques de 1830 et 1848 est que la démocratie implique de donner un grand poids à l’opinion, à la doxa, ce qui implique que les producteurs d’opinion ont finalement le pouvoir à la place du peuple. Arnoux produit de l’opinion avec sa revue, mais c’est juste pour flatter le peuple et vendre. C’est le sublime à bon marché, le triomphe de la médiocrité.

L’équation est connue: démocratie est égal à opinion de la masse, ce qui est égal à médiocrité. C’est l’adagio - ou la doxa? - selon laquelle les masses ne sauraient pas penser et donc leur donner le pouvoir signifierait donner le pouvoir à ceux qui savent leur bourrer la tête avec des idées plus ou moins stupides. Nécessairement stupides, d’ailleurs, car les masses ne seraient pas capables de comprendre des idées plus riches, plus complexes, plus raffinées.

L’impossibilité d’une “bonne” démocratie dépend donc - chez Flaubert comme chez Platon - de l’impossibilité de l’éducation - qui est par ailleurs au centre de l’anti-roman flaubertien: impossibilité d’une éducation sentimentale, mais aussi impossibilité d’une éducation démocratique.

Presque 200 ans après, cette équation revient, partout dans le monde. Juste pour faire un exemple - qui a été depuis très suivi dans d’autres pays: la première chose que Berlusconi a fait en arrivant au pouvoir en Italie en 1994 est de détruire l’éducation publique. Pour un grand patron de médias cela avait beaucoup de sens: moins d’éducation, plus de pouvoir pour les producteurs d’opinion. Comme le Deslaurier et le Hussonnet de Flaubert: fondez un journal et régnez.

Nous nous y sommes désormais habitués et nous ne demandons même plus que l’éducation soit une priorité. On entretient l’ignorance des masses pour empêcher que la démocratie soit “bonne” pour faire en sorte qu’elle se transforme toujours immédiatement en démagogie. La démagogie des médias, des grandes entreprises, des grandes lobbies, la démagogie des grands “experts”.

Pourtant la démocratie devrait consister dans le fait que tout le monde a la capacité de comprendre. La démocratie ne veut pas des experts qui comprennent et les autres qui suivent.

Dans le monde informatique cela me semble particulièrement vrai: il semblerait qu’on doit laisser faire ce qui savent car “je ne peux pas tout comprendre”. Bah non, il faut vouloir tout comprendre, quitte peut-être à renoncer à utiliser les choses qu’on ne peut pas comprendre (il faudra que je reparle du low tech, du coup). Car quand on le fait, c’est l’outil qui nous utilise.

Étant donné la place que le numérique a dans notre vie, il me semble que la littératie numérique devient une condition de démocratie.

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