Ce qui pourrait être autrement: changement d'échelle
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J’ai été invité par Ollivier Dyens à participer à une série de conversations dans le cadre de l’initiative Radical futures.
Parmi les différents sujets de discussion, il y en a un qui me parle particulièrement: la question des échelles. Pour le dire en deux mots: lorsqu’on change d’échelle - par exemple temporelle ou spatiale - changent radicalement le sens et la signification du monde. Cela est vrai de tous les points de vue: politique, éthique, mais aussi épistémologique et finalement ontologique.
Une question qui peut avoir du sens à l’échelle d’une vie humaine en a un autre, complètement différent, à l’échelle d’un millénaire, et encore un autre si on la regarde à l’échelle de la vie de l’univers. Par exemple: la volonté de préserver un patrimoine culturel a du sens sur une échelle de quelques siècles - peut-être quelques dizaines de siècles - mais sa signification change complètement si l’on se pose du point de vue de la vie de la planète: il est certain que dans quelques milliards d’années (5 ou 7, il semblerait) le soleil commencera son processus d’implosion entraînant inévitablement la disparition de la Terre. Notre espèce aura probablement disparu avant. Si on continue à élargir l’échelle temporelle, les projections sont difficiles, mais il est possible qu’aucune forme de vie ne puisse plus peupler l’univers. Quel est donc le sens de “préserver”? C’est une belle histoire que raconte de façon passionnante Brian Greene dans son Until the end of time. Greene nous invite à imaginer que nous montons dans l’Empire State Building et que chaque étage représente une durée de dix fois l’étage précédent:
Let’s imagine that the timeline of the universe extends up the Empire State Building, with each floor representing a duration ten times that of the previous. The first floor represents ten years since the big bang, the second floor one hundred years, the third floor one thousand years, and so on. As the numbers make evident, durations grow rapidly as we climb from floor to floor—simple to describe, but easy to misconstrue. Walking, say, from floor 12 to floor 13 amounts to considering the universe from a trillion years after the big bang to ten trillion years after the bang. (p. 221)
C’est une belle métaphore pour se représenter le changement d’échelle.
Or ce qui m’intéresse ici n’est pas tellement l’ensemble des questions physiques liées à ces échelles, mais plutôt le changement d’horizon de sens que produit le fait d’adopter une échelle plutôt qu’une autre. Notre éthique, nos valeurs, le sens de toutes nos actions dépendent du choix d’échelle. Nos gouvernements sont souvent préoccupés par des échelles temporelles de 5 à 10 ans, correspondant au temps où ils auront des chances de rester au pouvoir. Ce qui dépasse cette échelle n’a presque pas de sens dans la réalité politique. C’est pourquoi, par exemple, l’environnement a jusqu’à maintenant constitué une préoccupation très faible: on savait très bien que les dommages allaient être bientôt visibles, mais ce bientôt n’était pas “bientôt” comparé à la courte échelle temporelle de nos politicien.ne.s.
Je crois que nous devrions faire l’exercice de changement d’échelle temporelle pour fondamentalement deux raisons:
- Mettre en question le sens de l’humain: qu’est-ce que cela signifie d’être “humains”? Qu’est-ce que l’humanité? C’est la thématique au centre des posthuman studies qui essaient de questionner l’idée qu’il y ait une essence de l’humain - et des êtres humains. C’est le point de départ pour penser autrement une série d’enjeux politiques et éthiques: repenser ce que peut être l’humain signifie s’interroger sur les différents rapports entre genres, espèces, environnements etc. J’en ai un peu parlé dans d’autres billets: ici et ici.
- Repenser le sens de l’utopie. L’utopie a mauvaise presse - irréaliste, pour rêveur.se.s sans sens pratique etc. - parce qu’on la pense depuis une échelle se voulant fixe et absolue. Dès que l’on accepte l’idée du changement d’échelle, l’utopie perd sont caractère irréaliste et acquiert tout son sens. L’utopie n’est pas un futur possible, mais un présent virtuel - pour utiliser les termes deleuziens. Au lieu de penser l’utopie comme un monde idéal qui serait possible dans un futur plus ou moins proche, il faut penser l’utopie comme ce qui aujourd’hui guide nos actions. La possibilité du changement d’échelle rend finalement la réalisation du futur plus ou moins hors de propos et nous permet de nous concentrer sur les différents sens que peut acquérir le présent.
Juste des ébauches de réflexions sur lesquelles il faudra revenir…