Ce qui pourrait être autrement: pour la complexité
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L’ami Arthur Perret a répondu a mon billet sur la notion d’intuitif. Sa réponse est ici.
Arthur m’adresse une critique intéressante et juste. Je la résume en une phrase: il ne faut pas confondre ce que les grandes entreprises numériques mettent dans un mot avec ce que ce mot peut signifier. En particulier, pour le mot “intuitif”: si Arthur semble d’accord avec moi sur le fait que le sens que lui ont donné les GAFAM est dangereux, il affirme que l’on peut tout de même rechercher quelque chose d’intuitif dans un autre sens.
Arthur dit:
Pour moi, il ne faut pas abandonner « intuitif », « simple » et « facile » mais s’en servir comme points de départ. Un outil, c’est une configuration complexe d’éléments : culture, technique ; matériel, logiciel ; humain, machine ; besoin, affordance ; utilisation, subjectivité, expérience ; etc. Une telle configuration doit être décrite avec finesse, mais le point de départ peut tout à fait être un constat… intuitif : l’outil paraît plus ou moins simple à utiliser ; l’interface semble réussir à stimuler l’exploration, là où une autre la freinerait.
Et il fait l’exemple de Stylo: en effet on manque de budget pour travailler le design et cela n’est pas un “bien”. Si on avait plus d’argent on le travaillerait davantage et peut-être Stylo deviendrait plus “intuitif”.
Je suis d’accord sur plusieurs points:
- oui on peut et on doit donner aux mots le sens que nous voulons et nous devons éviter aussi les rhétoriques binaires qui hantent souvent le discours sur le numérique
- une analyse critique approfondie peut apporter de la clarté. Dans ce sens le design peut clarifier des choses: des besoins, des principes, des idées, des philosophies, des visions du monde.
Par contre, je revendique quelques autres points:
- La clarté ne correspond pas - ou très rarement - à la simplicité. Au moins si simplicité s’oppose à complexité.
- Je ne crois pas du coup que l’objectif du design soit celui de “simplifier”. Clarifier, oui, mais en gardant la complexité. Parfois même en ajoutant de la complexité.
Stylo, pour rester dans cet exemple, ne veut pas être “simple” car les besoins des chercheurs sont complexes. Il veut susciter un esprit critique et pas nécessairement simplifier la vie. Donc il va contre certains habitudes et principes déjà acquis. Nous sommes habitués à quelque chose et ça serait simple de rester dans le confort des habitudes, ça serait plus intuitif. Mais Stylo veut obliger à la réflexion et à récupérer la complexité. Il ne veut pas conforter, mais choquer. Cela peut être très clair - un modèle de pensée peut être très complexe, très choquant et très clair… lisez la version vulgarisée de la théorie de la relativité de Einstein pour comprendre de quoi je parle. Si j’avais plein d’argent, j’invertirais en design pour rendre Stylo plus “clair”, mais aussi plus complexe - et donc peut-être pas intuitif. Le design pourrait au contraire rendre Stylo encore moins intuitif car il pourrait identifier encore d’autres besoins, encore plus complexes et encore plus éloignés de nos habitudes d’écriture.
Donc: faut-il sauver le mot intuitif? Si nos intuitions sont complexes, riches et critiques, pourquoi pas. Mais ce n’est surement pas ce qu’on met normalement dans ce mot (il serait intéressant d’aller plus loin dans sa définition donc… peut-être aller voir ce que l’intuition signifie dans la critique kantienne?).
Par ailleurs, en guise de conclusion: je me méfie de toutes les valeurs qui semblent s’imposer comme universelles. Bien vs. mal, simple vs. compliqué, réconfortant vs. choquant, normal vs. pervers, gentil, vs. méchant. Ça va dans le sens de la critique à la rhétorique binaire dont parle Arthur, peut-être. Ou peut-être c’est juste que j’ai envie d’être mauvais, compliqué, choquant, pervers et méchant et de vous faire chier avec mes outils et avec mes petits textes.