Ce qui pourrait être autrement: anarchisme et posthumanisme
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L’anarchie est une conception de l’univers basée sur une interprétation mécanique des phénomènes qui concerne toute la nature, y compris la vie des sociétés
Peter Kropotkin, Science moderne et anarchie
La position de Kropotkin est claire: l’anarchie s’inscrit dans la continuité du siècle des lumières et se fonde sur le primat de la raison et la possibilité de penser Nature et Culture comme une unité. L’anarchisme est donc mécaniste et déterministe.
Cette position répond à un problème fondamental et en crée un autre: le déterminisme et le matérialisme permettent d’identifier la cause du mal et de la souffrance humaines dans l’état concret et matériel de vie, mais de l’autre côté ils empêchent de penser le libre arbitre - qui semblerait pourtant fondamental pour le projet révolutionnaire.
Le déterminisme permet à Kropotkin de considérer que ce sont les conditions matérielles qui déterminent les maux sociaux. Il résiste ainsi à l’idée selon laquelle l’état social dépendrait de l’état moral - idée qui justifie les inégalités sur une base métaphysique. Pour faire court (c’est Malatesta qui résume ainsi): ce n’est pas parce qu’on est esclave qu’on est pauvre, mais au contraire c’est parce qu’on est pauvre qu’on est esclave. Le matérialisme et le déterminisme font que Kropotkin interprète l’évolution sociale dans la continuité avec l’évolution naturelle: il croit donc au progrès. Il essaye par ailleurs de corriger le darwinisme en affirmant qu’en Nature, l’aide réciproque est inscrite dans les comportements animaux: les possibilités de survie sont augmentées par la sociabilité. Le projet anarchiste devrait donc être compris dans la nécessité de l’évolution naturelle vers le progrès: en évoluant, la société humaine devient de plus en plus parfaite, jusqu’à atteindre l’idéal anarchiste d’une société totalement libre et égalitaire.
Le problème que pose la vision de Kropotkin est qu’elle vide de sens la notion de liberté - qui est pourtant au centre de l’idée anarchiste: comment être libre dans un monde où les actions sociales sont finalement réduites à une série de rapports déterminés entre causes et effets?
Malatesta résout le problème affirmant que les théories n’ont aucun rôle à jouer dans l’anarchisme, qui est fait d’action.
On pourrait par contre s’interroger sur la possibilité d’une idée autre de science et d’union entre Nature et Culture, qui permettrait à la fois d’avoir une approche rationaliste et réductionniste et de redonner un sens à la notion de liberté.
Il me semble que les pistes ouvertes par le posthumanisme sont prometteuses: il s’agit d’une part de complexifier les rapports cause-effet pour éviter qu’ils donnent lieu à un univers trop simplifié et unitaire; d’autre part de penser que l’être humain, avec sa volonté et son intentionnalité, n’est pas quelque chose de donné, mais le résultat d’une série de dynamiques.
Partons du premier point: Malatesta souligne bien que le problème des scientismes est de mettre au centre de tout une science trop simple et réduite pour comprendre la complexité du monde. Le problème des scientismes n’est pas de vouloir réduire la culture à la nature, mais de le faire de façon trop naïve et simpliste. Le problème des scientismes est, finalement, de faire passer l’ignorance par savoir. La Science déguise derrière la rationalité et les certitudes objectives sa volonté de pouvoir. Mais le savoir est toujours trop imparfait pour qu’il puisse être utilisé pour affirmer une vérité. Et si le réel était multiple et irréductible à une théorie? On peut imaginer une fusion de nature et culture - ou pour être plus modernes, de matière et discours - tout en pensant que cette fusion ne donne pas lieu à une unité, mais à une multiplicité diffractée de réels.
En même temps, si les rapports de cause et effet ne se réduisent pas à la simplification d’une formule newtonienne, on peut aussi comprendre que la “volonté” et la “liberté” sont quelque chose de plus complexe que l’état d’un individu. Justement parce qu’il n’y a pas quelque chose comme un individu, une essence stable et donnée. Les êtres humains sont plutôt le résultat de dynamiques “agentielles”, pour citer Barad, complexes.
Une vision de ce type ouvre par ailleurs l’anarchisme à des enjeux fondamentaux - auxquels en réalité le mouvement a toujours été sensible: les rapports entre espèces, les rapports à l’environnement…
Mais cela demande d’abandonner un certain humanisme qui est pourtant au centre du discours anarchiste des origines.