Ce qui pourrait être autrement: anarchisme et autorité
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Il y a dix ans, j’entreprenais un projet de livre dont le titre devait être: Pour en finir avec les auteurs et les politiciens. Mon idée était d’y développer une critique féroce de la notion d’auteur et d’individualité et de montrer comment les grands pouvoirs se fondent sur la notion d’individu pour avoir plus de prise sur le réel; les espaces numériques auraient permis, selon mon intuition initiale, d’identifier des dynamiques collectives pour remplacer les dispositifs auctoriaux.
Mais dès les débuts de ma recherche, en approfondissant le sens du concept d’auteur, je me suis rendu compte que plus que la notion d’auteur, il fallait se concentrer sur la notion d’autorité. Et c’est là que les choses se compliquent. Car la notion d’autorité est quelque peu ambigüe. Si elle peut être liée, instinctivement, à l’adjectif autoritaire, elle est de l’autre côté le signe de quelque chose de complètement opposé: la confiance.
Cette ambigüité est résolue dans des langues comme l’italien où il y a deux adjectifs: autorevole et autoritario. Autorevole est quelqu’un qui inspire naturellement de l’autorité - et donc de la confiance; autoritaire est quelqu’un qui se sert de la force pour imposer sa volonté. Hanna Arendt tranche entre ces deux significations: l’autorité est la capacité d’inspirer confiance, ou mieux, la capacité de se faire obéir sans besoin de violence ni (et c’est ça qui est important) d’argument rationnels.
Pour Arendt les gouvernements totalitaires n’ont pas d’autorité. Si on est autoritaire, cela signifie, paradoxalement, qu’on manque d’autorité, car si on en avait, on n’aurait pas besoin de violence pour se faire obéir. C’est à partir de ces réflexions que mon livre est finalement devenu On editorialization où j’analyse les structures de production de l’autorité dans les espaces numériques et essaie de montrer les risques de certaines autorités numériques.
Hier Robert Alessi parlait de ces questions dans le cadre du colloque Editions critiques multilingues : challenges et opportunités. Dans sa conférence, “De l’édition critique multilingue imprimée à l’édition numérique: l’autorité en question”, Robert rappelait la définition d’Hanna Arendt ainsi que l’origine étymologique du mot auteur (du latin augere augmenter). Ce faisant, Robert ajoutait une précision à la condition selon laquelle l’autorité n’a pas besoin d’arguments rationnels: elle inspire confiance car certains peuvent la suivre sans vérifier. Par contre il est possible - il doit être possible - de vérifier.
Robert citait un passage de Cicéron que je repropose ici - avec sa traduction en français:
Ego vero primum habeo auctores ac magistros religionum colendarum maiores nostros, quorum mihi tanta fuisse sapientia videtur ut satis superque prudentes sint qui illorum prudentiam non dicam adsequi, sed quanta fuerit perspicere possint.
Avant toute chose, je considère nos ancêtres comme les garants (auctores) et les maîtres des cultes religieux, des hommes dont la sagesse me semble avoir été si grande que ceux qui sont assez et même plus qu’assez sages (prudentes) sont ceux qui sont capables je ne dirais pas d’atteindre leur sagesse (illorum prudentiam adsequi), mais de reconnaître pleinement (perspicere) quelle fut son ampleur.
Cicéron, Sur la réponse des haruspices, traduction Robert Alessi
Il est possible donc de comprendre les raisons de l’autorité. Pas nécessaire, mais possible.Une autorité n’a pas besoin de montrer ses raisons pour inspirer confiance - autrement il ne s’agirait pas d’une autorité - mais elle doit pouvoir le faire face à qui le lui demanderait - autrement elle se transformerait en pouvoir autoritaire.
Il me semble que cette piste nous aide à désambiguïser le “bon” sens d’autorité du mauvais sens d’autorité.
Venons-en maintenant à l’anarchie: l’anarchie est une lutte contre toute forme de pouvoir et elle attaque donc les autorités lorsque ce mot signifie un pouvoir qui ne peut pas être mis en question. Mais la société idéale rêvée par les anarchistes est finalement un lieu rempli d’autorités dans le “bon” sens du mot. C’est un lieu de confiance. Une confiance qui est par contre inspirée par le fait qu’il est toujours possible de poser à l’autorité la question: quelles sont tes raisons? Et il est toujours possible que quelqu’un “vérifie” l’autorité. Pas tout le monde, mais quelques uns.
Cela implique une deuxième caractéristique fondamentale de la “bonne” autorité: elle est, par définition, multiple. Puisqu’elle se fonde sur des raisons - dans mon livre plus que de raisons je parlais de structures spatiales, mais cela revient au même aux fins de la discussion ici - il est possible que d’autres autorités lui coexistent qui se fondent sur d’autres raisons, sur d’autres présupposés, parfois complémentaires, parfois contradictoires.
Or le problème est que l’ambiguïté reste toujours et qu’une bonne autorité peut toujours et très facilement se transformer en une mauvaise autorité. Les anarchistes le savent très bien: elles et ils s’interrogent souvent sur le bienfondé de leur propre pouvoir de conviction, notamment dans le cadre de l’éducation. Malatesta écrit des pages magnifiques sur le fait qu’une société anarchiste présuppose la liberté de ne pas être anarchiste et sur le fait qu’être anarchiste ne signifie pas essayer d’exercer son autorité pour faire devenir les autres anarchistes, mais pour leur faire développer une pensée libre.
L’autorité peut toujours se transformer en pouvoir violent. Dans l’espace numérique cela est désormais plus qu’évident. Des entités comme Google à leur naissance semblaient représenter ce qu’il peut y avoir de meilleur dans les dynamiques d’autorité: on faisait confiance absolue à Google sans être obligés - liberté totale - et sans avoir besoin de raisons. En même temps, à ses débuts, Google essayait de donner ses raisons à qui les lui demandait - le fonctionnement de PageRank, par exemple, avait fait l’objet d’une publication académique.
Avec le temps les choses ont changé: déjà l’usage de Google n’est plus un choix, cela devient une obligation. En accord avec d’autres pouvoirs forts, comme les États, Google devient une obligation. Il devient impossible de survivre dans notre société sans avoir un téléphone (Android ou Apple), sans être traqué par une application qui appartient à ces sociétés, sans leur donner nos données. Et les “raisons” ne sont plus disponibles pour personne. Avec l’excuse du secret industriel tout le code est caché, tout ce que Google fait est finalement inconnu et inconnaissable. Le présage implicite dans l’étrange devise de Google (Don’t be evil) s’est réalisé: l’autorité s’est transformée en pouvoir autoritaire.
La veille devient encore plus indispensable. La lutte contre l’autorité des anarchistes n’a jamais été autant d’actualité.